-Tout ça, c'est ma faute», répondit celle-ci en se tordant les mains.
Elle était tellement à cran qu'elle avait du mal à respirer.
Sarah se tourna vers elle.
«À mon avis, vous devriez être fière. Grâce à vous, il a évité à quelqu'un d'autre de subir le même sort. C'est plutôt une bonne chose.
- Pas si on le croit coupable.
- Cooper va régler ça.
- Alors on ne va pas me poser de questions? De toute façon, je ne dirai rien.» Les mots se bousculaient dans sa bouche. «J'ai tellement peur, ajouta-t-elle avec simplicité, des larmes dans les yeux. Et puis je ne veux pas qu'on sache.» Sa voix tremblait. «J'ai trop honte.»
Sarah, qui avait déjà usé de tous les arguments possibles et imaginables pour la décider à venir jusque-là, renonça à effectuer une nouvelle tentative. La jeune fille était déjà suffisamment bouleversée, s'efforçant désespérément de justifier l'indifférence de sa mère pour justifier sa propre indifférence vis-à-vis du fœtus qui croissait en elle. Sans y parvenir, bien entendu, ce qui ne faisait qu'aggraver sa culpabilité quant à son désir de se faire avorter. La psychologie humaine n'a guère de logique, pensa tristement Sarah. Elle ne lui avait pas parlé de sa visite à Cedar House, se contentant de lui proposer de la conduire à Fontwell. «En fait, lui avait-elle déclaré, votre mère sait seulement que vous avez été renvoyée de l'école pour être allée retrouver votre petit ami. Dites-lui la vérité, je suis sûre qu'elle comprendra.» Mais Ruth avait secoué la tête. «Non, elle dira que c'est bien fait pour moi. C'est ce qu'elle disait toujours à mamie au sujet de ses rhumatismes.» Tout à coup, une expression de souffrance était apparue sur son visage. «Je regrette que mamie ne soit plus là. Je l'aimais, vous savez, mais elle est morte persuadée du contraire. » Qu'est-ce que Sarah aurait pu répondre? Jamais elle n'avait rencontré d'êtres aussi acharnés à se détruire, les uns les autres en même temps qu'eux-mêmes.
À ce moment, elle passa un bras autour des épaules de Ruth et la serra contre elle.
« L'inspecteur Cooper va s'occuper de tout, dit-elle d'un ton ferme. Si vous ne voulez pas parler, il ne vous y obligera pas. » Elle se mit à rire, de son rire de gorge. « Il est beaucoup trop gentil et trop doux, ce pourquoi il n'a aucune chance de monter en grade. »
Mais la loi, tout comme les moulins du bon Dieu, moud son grain lentement autant qu'avec minutie, et, ne pouvait se retenir de penser Sarah, si un seul d'entre eux sortait indemne de ce pétrin, ce serait un vrai miracle.
«Vous rendez-vous compte, docteur Blakeney, que nous pourrions vous inculper pour votre rôle dans cette affaire? déclara avec animosité l'inspecteur principal. En aidant votre mari à se procurer l'adresse de Hughes, vous saviez qu'il projetait de commettre un acte illégal, n'est-ce pas?
- Ne réponds pas, intervint Keith.
- Non, je ne le savais pas ! répliqua Sarah. Et qu'y a-t-il d'illégal dans le fait d'essayer d'empêcher un viol collectif? Depuis quand prêter assistance à une personne en danger est-il répréhensible?
- Vous n'y êtes pas, docteur. Il s'agit de tentative d'homicide, de coups et blessures, d'enlèvement, d'excès de vitesse et de voies de fait sur la personne d'un officier de police. Et j'en passe. Votre mari est un individu extrêmement dangereux et vous l'avez envoyé à la poursuite de Hughes en sachant pertinemment qu'il risquait de perdre son sang-froid. Nous sommes bien d'accord ?
- Ne réponds pas, fit automatiquement Keith.
- Bien sûr que non ! s'exclama-t-elle. C'est Hughes qui est extrêmement dangereux, pas Jack. Qu'auriez-vous fait en comprenant qu'une jeune fille était sur le point de subir les sévices de cinq brutes stupides et dégénérées, entièrement soumises aux lubies sadiques de leur chef?» Ses yeux lancèrent des éclairs. «Non, inutile de le dire. Je connais la réponse. Vous auriez filé discrètement en quête d'une cabine téléphonique d'où vous auriez appelé police-secours, sans même vous préoccuper de ce qui pouvait arriver entretemps à cette malheureuse.
- Vous avez dissimulé des renseignements, ce qui est un délit. Pourquoi ne pas nous avoir informés du viol dont avait été victime Miss Lascelles ?
- Cette fois-ci, je te conseille instamment de ne pas répondre, dit Keith avec lassitude.
- Parce que nous lui avions promis de ne pas le faire. Croyez-vous que Jack serait sorti cette nuit si nous avions pu tout raconter à la police?»
Keith fit un signe à l'inspecteur principal.
«Vous voyez une objection à arrêter ce magnétophone pendant que je dis deux mots à ma cliente ? »
Son interlocuteur le dévisagea un instant, puis consulta sa montre.
«Interrogatoire du docteur Blakeney suspendu à 3 h 42, prononça-t-il d'un ton abrupt avant de stopper l'engin.
- Merci. À présent, pourrais-tu m'expliquer une chose, Sarah? murmura Keith d'une voix plaintive. Pourquoi m'avoir fait venir jusqu'ici, si ni Jack ni toi ne voulez écouter ce que je dis?
- Parce que je suis en colère, voilà tout. Ils devraient remercier Jack plutôt que de lui casser du sucre sur le dos.
- C'est justement pour te mettre en colère que l'inspecteur est payé. Cela lui permet d'obtenir de meilleurs résultats et tu ne fais que lui faciliter la tâche.
- Pardon, Mr Smollett. Je suis payé, entre autres choses, pour rechercher la vérité dans les cas d'infraction à la loi.
- Alors pourquoi ne pas laisser tomber les bobards, suggéra aimablement Keith, et jouer franc jeu ? Je ne suis sûrement pas le seul ici à en avoir ras le bol de ces menaces idiotes. Naturellement, vous pouvez, si cela vous chante, inculper Mr Blakeney, mais vous vous couvrirez de ridicule. Par les temps qui courent, combien de gens, à votre avis, s'en seraient pris à une bande de voyous avec seulement une ceinture et une lampe électrique pour se défendre ? » Il eut un vague sourire. «Nous vivons dans un monde d'indifférence, où l'héroïsme ne se voit plus que sur les écrans de télévision. L'autre jour, une femme s'est fait violer par deux hommes devant des chauffeurs de taxi attendant à une station, lesquels n'ont même pas levé le petit doigt pour l'aider. Pire, ils ont remonté leurs vitres pour ne pas entendre ses cris. Dois-je déduire de votre attitude vis-à-vis de Mr Blakeney que c'est le genre de comportement que vous approuvez dans notre société dite civilisée ?
- L'autodéfense n'est pas moins pernicieuse, Mr Smollett. Pour chaque cas de lâcheté que vous me citez, je pourrais vous en citer un autre où des individus s'attribuant le droit de décider qui est coupable ou non ont causé la mort d'innocents en leur appliquant une justice sommaire. Dois-je déduire de votre attitude vis-à-vis de Mr Blakeney que vous approuvez la justice de la rue ? »
Keith acquiesça.
«Bien sûr que non, admit-il avec franchise, et si Mr Blakeney avait emmené avec lui toute une milice, je partagerais entièrement votre point de vue. Mais il était seul, confronté à un choix impossible : agir tout de suite pour arrêter un viol ou sacrifier la fille en allant réclamer du secours.
- Jamais il ne se serait retrouvé dans cette situation si sa femme et lui n'avaient pas sciemment caché ce qu'ils savaient sur Miss Lascelles. Pas plus que Hughes et sa bande se seraient attaqués à la jeune personne que Mr Blakeney a tenté de sauver, pour la bonne raison que nous les aurions déjà tous collés sous les verrous en les inculpant du viol de Miss Lascelles.
- Mais vous avez entendu Miss Lascelles : même si les Blakeney avaient répété ce qu'elle leur avait dit, elle aurait eu bien trop peur pour en parler à la police. Elle vit dans la terreur qu'une fois libéré, Hughes mette sa menace à exécution en lui envoyant sa bande pour la violer à nouveau et rien ne garantit à la minute présente qu'elle ou leur victime de ce soir auront le courage de se présenter devant un tribunal. Franchement, votre meilleur atout est encore le témoignage de Jack. S'il le maintient, et il le fera, cela donnera du courage à Ruth et si l'autre fille se rend compte de ce qu'elle lui doit, cela l'incitera aussi à parler. Par contre, si vous vous obstinez à retenir des charges contre Blakeney, vous pouvez dire adieu à leur coopération. Elles en concluront, avec raison, que la justice est du côté de Hughes et non du leur. »
L'inspecteur principal secoua la tête.
« Aucun de vous ne semble avoir conscience que, si nous renonçons à toute poursuite contre Blakeney, nous aurons encore plus de mal à coincer Hughes. Son avocat aura beau jeu de souligner auprès de la cour le contraste existant entre l'indulgence manifestée par la police à l'égard de la violence d'un intellectuel issu de milieux aisés et sa sévérité envers celle d'un travailleur manuel au chômage. Ne l'oubliez pas, Hughes ne se trouvait pas dans la camionnette quand le viol a eu lieu et prétend qu'il n'avait aucune idée de ce qui s'y passait. Le type qui violait la fille quand votre client est intervenu a seulement quinze ans, ce qui signifie qu'il ne peut être condamné à une peine de prison, mais seulement à un séjour dans un centre de détention pour mineurs Hughes mis à part, le garçon le plus âgé a dix-huit ans, ce qui ne manquera pas d'influencer le jury. Pour l'instant, ils sont encore sous le choc et désignent Hughes comme l'instigateur du viol, mais, quand s'ouvrira le procès, il ne sera plus question que d'un petit jeu inoffensif lancé par la fille et dont Hughes ignorait tout puisqu'il était allé se promener sur la plage. Et le pire, c'est que Mr Blakeney sera forcé de le confirmer à la barre parce qu'il l'a vu s'éloigner. » Il frotta ses yeux rougis de fatigue. «Bref, c'est un vrai merdier! Dieu sait si nous réussirons à obtenir une seule condamnation. En l'absence de preuves montrant qu'il y a eu préméditation, je vois très bien Hughes s'en sortir comme une fleur. Sa combine consiste à contraindre des gamines à faire le sale boulot pendant qu'il attend à l'écart de ramasser la monnaie et, quand ses acolytes auront compris qu'ils ne risquent pas grand-chose dans la mesure où la loi est relativement impuissante s'agissant d'adolescents, ils cesseront de l'accuser. Pour ça, je suis prêt à parier tout ce que j'ai. »
Il y eut un long silence.
Sarah s'éclaircit la voix.
«Vous oubliez les filles, dit-elle. Leurs dépositions ne compteront-elles pas ? »
L'inspecteur principal fit la grimace.
«Si elles ne sont pas trop effrayées pour témoigner, si elles ne s'effondrent pas lors du contre-interrogatoire, si les vols ne sont pas utilisés pas la défense pour les noircir, si l'empressement avec lequel elles se sont données à Hughes ne leur ôte pas la sympathie des jurés » Il eut un haussement d'épaules. «La justice est aussi capricieuse que le destin, docteur Blakeney.
- Dans ce cas, relâchez-le tout de suite et finissons-en, répliqua-t-elle d'une voix glaciale. Autant regarder les choses en face. Il est nettement plus rentable pour vous de poursuivre Jack que de vous escrimer à épingler cette bande de petites crapules. Peut-être devriez-vous vous demander pourquoi aucune des filles n'avait assez confiance dans la police pour s'adresser à elle d'emblée. » Elle le dévisagea avec colère et fournit aussitôt la réponse. «Parce qu'elles ont cru à ce que Hughes leur racontait, à savoir qu'il serait de toute façon acquitté et qu'elles se retrouveraient sans appui. Et il avait raison, ce dont je ne me serais jamais doutée si je ne l'avais pas entendu de votre bouche.
- Il sera poursuivi et, je l'espère, déféré devant un tribunal, docteur Blakeney, mais ce qui se passera lors du procès ne dépend pas de moi. Nous pouvons faire de notre mieux pour préparer le terrain. Il nous est, hélas, impossible de présager du verdict. » Il poussa un soupir. « Dans l'immédiat, j'ai décidé de libérer votre mari sans retenir de charge contre lui. Néanmoins, il me faudra prendre conseil, ce qui signifie que des poursuites pourraient être engagées ultérieurement. Dans l'intervalle, il devra demeurer à Mill House à Long Upton et, s'il avait des déplacements à effectuer, en avertir l'inspecteur Cooper. Est-ce clair?»
Elle hocha la tête.
« De plus, sachez que s'il réitérait des actes du genre de ceux auxquels il s'est livré ce soir, il se verrait immédiatement inculpé. Est-ce également clair ? »
Elle hocha à nouveau la tête.
Un sourire apparut sur le visage las de son interlocuteur.
«Entre nous, je serais assez de l'avis de Mr Smollett. Votre mari est un homme courageux, docteur, mais je suis sûr que vous le saviez déjà.
- Oh oui », répondit avec loyauté Sarah en souhaitant qu'on ne puisse deviner la honte qu'elle éprouvait au fond d'elle-même.
Car, tout au long de leur vie commune, Jack n'avait cessé de professer cette opinion : tous les hommes sont des lâches, mais seuls quelques-uns, dont lui-même, ont le courage de l'avouer. Elle commençait à se demander s'il y avait d'autres traits de son caractère sur lesquels elle s'était aussi radicalement trompée.
Père m'a appelée aujourd'hui pour me faire part du verdict de l'enquête sur la mort de Gerald. «Dieu merci, ils ont fini par opter pour une mort accidentelle. J'ai dû faire des pieds et des mains pour l'obtenir. Ce maudit coroner avait bien envie de conclure au suicide. » Pauvre père! Il n'aurait jamais osé reparaître à la Chambre si son frère s'était suicidé. Dieu l'en garde! Dans la haute société en particulier, le suicide reste une tare. Mettre fin à ses jours est encore considéré comme la pire des faiblesses, on ne peut pas tomber plus bas
Je suis très contente du verdict, bien sûr, un peu vexée, toutefois, de ne pas voir mon génie reconnu. Je trouve l'envie d'avouer tout à fait extraordinaire, ne serait-ce que par le besoin d'attirer l'attention sur ce que nous avons réalisé... Je n'en ferai rien, bien évidemment.
En rédigeant le codicille, j'ai pu faire de Gerald ce que j'ai voulu. Je l'ai simplement prévenu que, s'il refusait, il irait en prison pour avoir violé sa nièce. «Seigneur, que les hommes sont sots!» Le codicille servait uniquement à convaincre cet idiot de notaire que Gerald s'était suicidé en apprenant qui était le père de Joanna. Une fois convaincu, il a averti père qu'il existait un document faisant état de l'inceste de Gerald, après quoi, tous deux ont joué leur rôle à la perfection. Ils se sont tellement remués pour supprimer les moindres traces qui auraient pu laisser supposer que Gerald avait mis fin à ses jours, que tous, le coroner inclus, ont fini persuadés du contraire. Tout ceci est vraiment drôle. Mon seul regret est d'avoir dû mettre Jane dans le coup, mais cela ne m'inquiète pas outre mesure. Elle ne dira rien, même si elle a un doute. Elle ne se le permettra pas De toute façon, personne ne semble avoir cherché à savoir comment Gerald s'était procuré les barbituriques. Si on lui a posé la question, père a dû répondre qu'il s'agissait des siens. Il est tellement soûl la plupart du temps, qu'il en est sûrement convaincu.
Le soulagement de père a été de courte durée. Lorsque je lui ai dit que je possédais une copie du codicille signée, il a eu une attaque d'apoplexie au bout du fil. Lui appelle cela du chantage. Moi, de l'autopréservation...
16
Deux fax attendaient sur le bureau de Cooper lorsqu'il arriva au commissariat un peu plus tard dans la matinée. Le premier était bref et rédigé en ces termes :
Empreintes sur la clé Yale, réf. : TC/H/MG/320, reconnues comme appartenant à Sarah Penelope Blakeney. 22 points d'identification. Pas d'autres empreintes. Empreintes sur la bouteille, réf. : TC/H/MG/321, respectivement 10, 16 et 12 points d'identification avec celles relevées à Cedar House sur le bureau (pièce 1), le fauteuil (pièce 1) et la carafe (pièce 1). Rapport complet suit.
Le second fax était à la fois plus long et plus intéressant. Après l'avoir lu, Cooper se mit en quête de l'agent Jenkins. Il se souvenait en effet que c'était Jenkins qui avait eu pour l'essentiel la tâche fastidieuse de mener les interrogatoires à Fontwell les jours qui avaient suivi la mort de Mrs Gillespie.
«Vous avez été pas mal occupé, paraît-il», dit Charlie Jones en trempant un biscuit au gingembre dans une tasse de café serré.
Cooper se laissa tomber sur une chaise. «Vous parlez de Hughes?
- Je vais là-bas dans une demi-heure pour une deuxième séance. Vous venez avec moi?
- Non merci. J'en ai soupé de lui et de ses copains à la noix pour le restant de mes jours. Attendez de les voir, Charlie. Des mômes, bonté divine ! Quinze ans, l'air d'en avoir vingt-cinq et un âge mental de huit. Ça me fout la pétoche. Si cette société ne fait rien pour les éduquer et préfère les biceps aux méninges, nous n'y survivrons pas. Et nous ne serons pas les seuls, malheureusement. Il n'y a pas longtemps, à la télé, j'ai vu un gamin de dix ans de l'armée rebelle somalienne s'entraîner à la mitrailleuse, des enfants irlandais balancer des briques sur toutes les cibles que leurs culs-bénits de parents leur désignaient, des adolescents palestiniens en passe-montagne parader les armes à la main et le sourire aux lèvres, de jeunes Noirs se supplicier parce que les flics blancs pensent que c'est encore la meilleure façon de se débarrasser d'eux, des garçons serbes qu'on incitait à imiter leurs pères en violant les filles musulmanes. Autrement dit, c'est la dinguerie complète. Nous corrompons nos enfants à nos dépens et, pour ça, nous sommes champions ! »
Jones le considéra d'un œil attendri.
«À l'évidence, ce n'était pas seulement une nuit mouvementée, mais aussi exténuante.
- Au lieu d'in vino veritos, prononça-t-il d'un ton acide, mieux vaudrait dire in insomnio veritas. Il m'arrive de me réveiller aux premières lueurs de l'aube et de voir la planète telle qu'elle est. Une pétaudière avec d'un côté des fanatiques religieux corrompant les âmes, de l'autre des politiciens véreux corrompant les esprits et, au milieu, des masses intolérantes et illettrées assoiffées de sang parce qu'elles sont trop stupides pour désirer autre chose.
- Que le monde s'arrête, je veux descendre, hein?
- À peu près.
- Et aucun espoir dans tout cela, Tommy ? »
Cooper émit un gloussement.
«Si : que je n'entende plus parler de Hughes.» Il poussa le premier fax vers son chef. «Apparemment, Gillespie n'a pas quitté le salon et la clé est une impasse. »
Jones eut l'air déçu.
«Il nous faut du concret, mon vieux, et vite. On me demande de laisser tomber pour passer à des choses plus juteuses. L'opinion générale est que, même si nous réussissons à prouver qu'il s'agit bien d'un meurtre, nous aurons un mal de chien à monter un dossier d'accusation.
- J'ai l'impression d'avoir déjà entendu ça quelque part, dit Cooper avec aigreur. Bientôt, il ne nous restera plus qu'à croiser les bras en regardant les gens s'égorger.
- Et pour les carnets ? Vous avez du nouveau.
- Pas vraiment. Les recherches n'ont rien donné, mais je m'y attendais. J'avais inspecté chaque livre de la bibliothèque lors de la première fouille à Cedar House. » Il eut un froncement de sourcils. «J'en ai parlé à Ruth et à Jack hier soir. Tous deux avouent leur ignorance, même si ce dernier se souvient d'avoir vu Mrs Gillespie prendre un jour un coup de sang parce qu'on avait touché à ses livres.» Il se tripota la lèvre. «Ce n'est bien sûr qu'une hypothèse, mais, à supposer que ces carnets existent et qu'ils aient intéressé quelqu'un, cela expliquerait qu'on ait déplacé les livres. »
Jones émit un grognement.
«Dans le genre fumeux et totalement indémontrable, on ne fait pas mieux.
- Certes, mais si celui qu'ils intéressaient a fini par mettre la main dessus, cela expliquerait aussi qu'ils se soient volatilisés. » Il eut pitié de Jones qui affichait une mine perplexe. «Dans la mesure, poursuivit-il patiemment, où ils auraient pu nous dire qui l'a tuée et pourquoi.»
Jones plissa le front.
«Vous vous raccrochez à du vent. Prouvez-moi d'abord que ces carnets existent.
- Pourquoi James Gillespie aurait-il menti?
- Parce que c'est un ivrogne, répondit Jones. Il n'y a pas de meilleure raison.
- Dans ce cas, pourquoi Mrs Gillespie se serait-elle énervée en s'apercevant qu'on avait touché à ses livres? À moins que vous suggériez que Jack ait menti lui aussi ? »
Jones enregistra ce second « Jack » avec un soupir intérieur. Quand cet idiot comprendrait-il enfin que c'était son incapacité à garder ses distances qui avait toujours compromis ses chances d'avancement? «Attitude non professionnelle. Ne parvient pas à rester objectif», telle était l'appréciation de son prédécesseur dans le dernier rapport qu'il avait rédigé sur Cooper.
«Elle a bien dû deviner de qui il s'agissait, déclara-t-il. Cela ne devait pas être très difficile. Pour quelle raison n'a-t-elle rien dit ?
- Peut-être l'a-t-elle fait. Et c'est pour cela qu'on l'a tuée.» De son index, Cooper donna une tape sur le fax. «Toutefois, la clé complique les choses. Si l'individu en question connaissait la cachette, il a très bien pu se glisser dans la maison sans qu'elle le sache. Ce qui élargit considérablement le cercle.
- Vous avez, je suppose, envisagé la possibilité que Gillespie soit notre homme et qu'il ne vous ait parlé des carnets que parce qu'il croyait que les autres étaient au courant.
- Oui. Mais pourquoi les aurait-il enlevés en prétendant ignorer leur contenu s'il espérait s'en servir pour prouver qu'elle lui avait barboté ses pendules?
- Du bluff. Il les a lus, s'est rendu compte qu'ils affirmaient exactement le contraire, les a détruits pour maintenir ses prétentions, puis a supprimé son épouse afin de tenter le coup avec Mrs Lascelles dont il pensait qu'elle allait hériter.»
Cooper secoua la tête.
«C'est une éventualité, j'imagine, mais assez peu vraisemblable. S'il les a volés parce qu'ils anéantissaient ses chances de récupérer quoi que ce soit, comment pouvait-il être sûr que personne d'autre ne les avaient lus? Beaucoup trop hasardeux.
- Comme toute cette histoire, en réalité, répliqua d'un ton sec le commissaire. Si les carnets existaient, si quelqu'un le savait, s'ils contenaient des faits compromettants, si il ou elle était au courant pour la clé...» Il se tut et replongea son biscuit dans sa tasse. «Il y a deux choses que je ne comprends pas. Pourquoi Mrs Gillespie a-t-elle légué tout son argent au docteur Blakeney et pourquoi son assassin lui a-t-il passé la muselière, ornée de fleurs et d'orties? Si je connaissais la réponse à ces deux questions, je pourrais probablement vous dire qui l'a tuée. Autrement, je serais enclin à me contenter d'un suicide.
- Je crois savoir pourquoi elle a laissé son argent au docteur Blakeney.
- Pourquoi ?
- À mon avis, sur une décision à la Ponce Pilate. Elle avait lamentablement échoué dans l'éducation de sa fille et de sa petite-fille, était persuadée que celles-ci, jalouses, s'entre-déchireraient si elle leur léguait ses biens et a donc refilé le pactole à la seule personne pour laquelle elle avait de l'attachement et de l'estime. À savoir le docteur Blakeney. Elle espérait, je pense, que le docteur réussirait ce qu'elle-même avait raté.
- Des niaiseries, rétorqua aimablement le commissaire. Et cela parce que vous raisonnez à l'envers, en remontant de l'effet que vous avez sous les yeux au motif que vous supposez être celui d'une créature normale. Reprenez les choses par l'autre bout. Mrs Gillespie était une vieille femme cynique, avare et rusée, qui n'a acquis sa fortune qu'à coups de chantages et d'arnaques et a passé la majeure partie de sa vie à mépriser et haïr tous ceux qui l'entouraient. Pourquoi, après avoir semé la discorde pendant près de soixante ans, offrirait-elle soudain tout ce qu'elle possède à une inconnue sympathique et bonne pâte? À coup sûr, pas par amour de la paix.» Il plissa les yeux en une expression pensive. «Je veux bien admettre que la muselière constitue une sorte de symbole, l'ultime solution pour retenir une langue des plus venimeuses, mais il m'est impossible de croire que le naturel ne revienne pas au galop lorsqu'il s'agit de rédiger un testament.
- Vous ne pouvez pas ignorer le point de vue des Blakeney sur son caractère, Charlie. D'après eux, elle était beaucoup plus agréable qu'on ne le disait. Je suppose qu'ils la laissaient s'exprimer librement, n'exigeaient rien d'elle et que c'est alors seulement que se révélait la vraie Mathilda.» Il marqua une pause avant de faire le point. « Réfléchissez. Nous nous sommes polarisés sur le symbolisme de la muselière, en grande partie à cause des "orties blanches, pâquerettes et digitales pourprées" d'Ophélie, mais examinons la chose sur un plan pratique. Ce genre d'instrument servait à réduire les femmes au silence et la raison pour laquelle elle le portait se limite peut-être à cela. Son assassin ne voulait pas qu'elle alerte les voisins tout proches en poussant des hurlements, aussi lui a-t-il collé ce truc sur la tête, après quoi il y a ajouté des fleurs pour donner à l'ensemble une note ésotérique mais trompeuse.»
Jones joignit ses mains sous son menton.
«Pour cela, il aurait d'abord fallu qu'elle avale les barbituriques ou elle se serait débattue lorsqu'on lui mettait la muselière et son visage aurait porté des traces d'égratignures. D'un autre côté, si elle se trouvait dans un tel état de prostration qu'elle n'a même pas cherché à se défendre, pourquoi la lui avoir mise ?
- Suivez le conseil que vous me donniez tout à l'heure et raisonnez dans l'ordre. Vous voulez tuer une femme avec l'idée de maquiller sa mort en suicide, mais la proximité des voisins vous gêne et il vous faut un moyen de la faire taire au cas où les barbituriques ne seraient pas aussi efficaces que vous l'espériez. Vous éviterez ainsi toute mauvaise surprise. Vous ne pouvez pas utiliser de ruban adhésif ni de sparadrap, qui marqueraient forcément la peau, et vous êtes assez averti pour ne pas vous servir d'un bâillon, qui risquerait de laisser dans la bouche des fibres décelables à l'autopsie, de sorte que vous orientez votre choix vers un objet que vous pourrez abandonner sur place et qui revêt une signification particulière en rapport avec la victime, ce qui vous permet d'espérer qu'avec un peu de chance, la police y verra un exemple macabre d'autopunition. Puis vous la transportez dans sa baignoire, lui tranchez les veines des poignets, lâchez le couteau et gagnez la sortie en la laissant agoniser, sachant bien que, si elle devait reprendre conscience, la muselière l'empêcherait d'appeler à l'aide.»
Jones eut un hochement de tête.
«Cela paraît plausible, mais pourquoi diable s'embêter avec la baignoire et le couteau, alors qu'il serait si simple de la bourrer de somnifères et de la tuer de cette façon?
- Parce qu'il n'y en avait pas assez, je présume, et qu'on n'est jamais certain du résultat. Ruth aurait pu revenir le lendemain et trouver sa grand-mère encore en vie. Il aurait alors été possible de lui faire un lavage d'estomac et de la sauver. Sans compter, bien sûr, qu'Ophélie a choisi de se noyer, ce qui a pu inspirer l'idée du crime.» Il eut un sourire de satisfaction. «J'ai lu la pièce pour y trouver des indications : un vrai massacre ! A la fin, il ne reste pratiquement plus personne debout !
- Et vous avez déniché quelque chose ?
- Non.
-Pas étonnant. Elle a été écrite il y a quatre cents ans ! » Il tapota son crayon contre ses dents. «Franchement, je ne vois pas ce que tout cela change. Vous me parlez de quelqu'un qui est intimement lié à la victime, ce que nous supposons depuis le début. Les seules bribes d'informations nouvelles sont la découverte de la clé et l'absence des carnets. Je reconnais que la clé pourrait signifier que son assassin est entré sans permission, mais il fallait, là encore, que ce soit une personne de son entourage, sans quoi elle aurait poussé des cris d'orfraie. De même, la plupart des éléments du drame font partie intégrante de sa vie quotidienne : le couteau de poche, les somnifères, Shakespeare, la muselière. On peut même penser que celui ou celle qui l'a tuée savait qu'il y avait des orties et des asters dans le jardin et où les trouver en pleine nuit. Une telle familiarité réduit la liste des suspects aux Blakeney, aux Lascelles ou à Mr et à Mrs Spede. »
Cooper tira le second fax de son calepin et le posa sur le bureau.
«D'après les examens que nous avons effectués, mais j'ai demandé au labo un second contrôle pour plus de sûreté, quatre empreintes ont été provisoirement identifiées dans la maison, mises à part celles de Mrs Gillespie elle-même, de Mrs Spede, des Blakeney, de Mrs et de Miss Lascelles et maintenant de James Gillespie. Ces quatre empreintes sont - son doigt se déplaça lentement sur la feuille - celle du révérend Matthews, relevée sur le miroir du couloir, dix points d'identification; celle de Mrs Orloff, relevée sur la porte et le plan de travail de la cuisine, quatorze et seize points d'identification ; celle de Mrs Spencer, relevée sur la porte du couloir, douze points d'identification; et, enfin, celle de Mrs Jane Marriott, dix-huit points d'identification avec deux empreintes trouvées l'une sur le bureau de la bibliothèque, l'autre sur un des barreaux de l'escalier.» Il releva la tête. « Mrs Orloff est la voisine. Mrs Spencer tient l'épicerie du coin et Mrs Marriott est la secrétaire du cabinet médical de Fontwell. Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que le révérend Matthews, Mrs Orloff et Mrs Spencer ont reconnu sans difficulté être allés dans la maison au cours de la semaine ayant précédé la mort de Mrs Gillespie. Mais pas Mrs Marriott. Selon le rapport de Jenkins, qui l'a interrogée de même que les autres habitants du village, elle n'aurait pas mis les pieds à Cedar House, prétend-elle, depuis des années »
Sans se soucier des restrictions imposées à ses déplacements par la police de Bournemouth, Jack attendit le départ de Sarah, prit le vieux vélo qu'un parent de Geoffrey Freeling avait abandonné dans le garage, puis fila vers Fontwell. Sa voiture se trouvait à la fourrière de Freemont Road et semblait devoir y rester indéfiniment, du moins jusqu'à ce qu'une décision soit prise quant à l'opportunité d'engager des poursuites contre lui. Les motifs invoqués pour la garder là-bas ne l'avaient guère convaincu. Preuve matérielle, lui avait-on dit. Il ne pouvait s'empêcher de soupçonner Keith d'avoir bavardé en coulisse avec l'inspecteur principal. On ne peut pas demander au docteur Blakeney de surveiller sans cesse son mari, mais privez Jack de son véhicule, il se tiendra peut-être tranquille. Pour une fois, il était reconnaissant à Smollett d'avoir, comme d'habitude, pris le parti de sa femme.
«Mrs Marriott? demanda Cooper en s'approchant, sa carte à la main, du bureau de réception du cabinet médical vide. Inspecteur Cooper, de la police de Learmouth. »
Jane eut un sourire machinal.
«En quoi puis-je vous aider, inspecteur?
- J'aimerais vous dire quelques mots seul à seule, si c'est possible.
- Comme vous le voyez, il n'y a personne pour le moment, répondit-elle. Nous risquons seulement d'être dérangés par le téléphone. Désirez-vous une tasse de café ?
- Merci. Avec une goutte de lait et deux sucres, s'il vous plaît. »
Elle s'affaira avec la bouilloire.
«Les examens des empreintes ont donné quelques résultats intéressants, déclara Cooper, comme elle lui tournait le dos. Apparemment, pas mal de gens ont rendu visite à Mrs Gillespie avant sa mort. Dont vous. »
Jane se figea.
«J'espérais que vous ne vous en apercevriez pas, finit-elle par dire en ôtant une poussière invisible de son pull. Et, naturellement, vous nous avez demandé nos empreintes. Je ne savais pas ce que je devais faire. Avouer que j'avais menti ou m'en remettre à l'espoir de n'avoir touché aucun objet?
- Pourquoi vouliez-vous nous cacher que vous étiez allée à Cedar House ?
- Parce que vous m'auriez demandé pour quelle raison j'y étais allée.»
Il acquiesça.
« Pour quelle raison ? »
Elle se retourna et versa de l'eau dans les tasses.
«Cela n'a rien à voir avec la mort de Mathilda, inspecteur. Il s'agit d'un problème tout à fait personnel.
- J'ai bien peur de ne pas pouvoir me contenter de cette réponse, Mrs Marriott. »
Elle poussa une des deux tasses vers lui, posa à côté une cuillère et le bol de sucre.
« Vous allez m'arrêter si je refuse de vous le dire ? »
Il eut un petit rire enjoué.
« Pas tout de suite.
- Alors quand ? »
Il éluda la question.
« Si je vous donne ma parole que ce que vous me direz, pour autant que cela n'ait effectivement aucun rapport avec la mort de Mrs Gillespie, ne sortira pas de cette pièce, est-ce que cela vous suffit?» Il la regarda dans les yeux. «Vous n'avez pas idée du genre de publicité qui vous attend si je dois vous emmener pour vous interroger. Une fois que les journaux vous auront harponnée, ils ne vous lâcheront plus. »
Le visage empâté de Jane s'assombrit.
«Cela aurait certainement plu à Mathilda. Elle qui adorait les histoires.
- Vous la connaissiez bien à ce que je vois.
- Trop bien.
- Et vous ne l'aimiez pas ?
- Je ne pouvais pas la supporter. Je l'évitais le plus possible, mais, du jour où je me suis mise à travailler ici, c'est devenu extrêmement difficile, avec ses appels pour réclamer un médecin ou renouveler une ordonnance.
- Pourtant, vous êtes allée la voir.
- Il le fallait. La veille du jour où elle est morte, j'ai vu James sortir de chez elle. » Elle porta une main à sa poitrine. «Cela m'a fait un tel choc. Je pensais qu'il était à Hong-Kong. » Elle se tut.
« Racontez-moi ça, fit promptement Cooper d'une voix encourageante.
- Vous ne comprendriez pas, répondit Jane avec conviction. Vous ne connaissiez pas Mathilda. »
Jack arriva de très mauvaise humeur à Cedar House. Il n'avait pas fait de vélo depuis des années et parcourir six kilomètres dans des chemins défoncés, sur un vieux clou qui aurait dû se trouver depuis longtemps à la ferraille, l'avait laissé avec une douleur cuisante dans les parties intimes et des tremblements dans les jambes à rendre honteux un octogénaire. Il abandonna la bicyclette contre un arbre de la propriété, franchit la clôture et traversa rapidement la pelouse jusqu'à la fenêtre de la cuisine. Pour des raisons connues de lui seul, il n'avait aucune envie de signaler sa présence en remontant l'allée de gravier puis en sonnant à l'entrée.
Il tapa à coups légers contre la vitre. Au bout de quelques instants, Joanna apparut dans l'embrasure de la porte séparant le couloir de la cuisine.
« Que voulez-vous ? »
Il lut la question sur ses lèvres plus qu'il ne l'entendit et indiqua la porte du jardin.
«Ouvrez», répondit-il d'une voix à peine plus haute qu'un murmure.
Jane ferma à demi les yeux, tâchant de remonter le temps à la recherche du passé lointain.
«Voyez-vous, il est impossible de se faire une idée à partir de ce que les gens racontent aujourd'hui. Ils ont oublié combien elle était belle dans sa jeunesse, pleine d'esprit et courtisée. Il n'y avait pas de plus beau parti dans toute la région. Son père était député, son oncle un riche célibataire - Jane eut un haussement d'épaules -, elle aurait pu épouser n'importe qui.
- Pourquoi ne l'a-t-elle pas fait?
- À l'époque, chacun pensait qu'elle désirait davantage : un titre ou un château avec des terres, mais j'ai toujours eu le sentiment qu'il y avait autre chose. Il m'arrivait souvent de l'observer dans les réceptions et il était évident pour moi que, tout en prenant plaisir à flirter et à attirer sur elle l'attention générale, elle avait horreur que les hommes la touchent. » Elle s'interrompit.
« Continuez, dit Cooper après un moment.
- C'est seulement il y a dix ans, lorsque mon mari et moi avons rencontré James à Hong-Kong et qu'il nous a avoué la vérité sur le père de Joanna, que le mystère s'est éclairci. » Elle poussa un soupir. «Bien sûr, j'ignorais alors ce qui se passait. En ce temps-là, l'inceste et les sévices infligés aux enfants étaient des sujets tabous. James pensait qu'elle avait encouragé Gerald, mais je n'en crois rien. Sur ce point, je n'ai jamais pu m'empêcher de la plaindre. À mon avis, cela l'avait profondément traumatisée.
- Vous savez donc depuis longtemps que Mrs Lascelles n'est pas la fille de James Gillespie?
-Oui.
- Mrs Gillespie s'en doutait?
- Oh oui.
- Et cela ne l'inquiétait pas?
- Elle était certaine que je ne dirais rien.
- Pour quelle raison?
- Elle en était certaine, voilà tout», répondit-elle d'un ton sans réplique.
Comment James Gillespie avait-il appelé ça ? Une assurance mutuelle.
Sans un avertissement, tandis que la porte du jardin se refermait derrière lui, Jack saisit d'une main robuste la gorge de Joanna qu'il entraîna à travers la cuisine jusque dans le couloir.
« Ce qui est arrivé à Mathilda ne vous a donc rien appris, espèce de garce ! » prononça-t-il à mi-voix.
Cooper prit une cigarette, se souvint du lieu où il se trouvait et la remit dans le paquet.
«Qui était ami avec Mr Gillespie, vous ou votre mari? demanda-t-il à Jane.
- Paul et lui avaient fait la guerre ensemble, mais je le connaissais aussi depuis longtemps.
- Pourquoi avez-vous été aussi surprise de le voir sortir de Cedar House ?
- Je croyais qu'il était mort.» Elle poussa un soupir. «Je sais que vous l'avez vu. Sarah me l'a raconté. Est-ce qu'il vous a dit quelque chose ?
- À quel sujet, Mrs Marriott ? »
Elle eut un sourire désabusé.
«S'il l'avait fait, vous le sauriez, inspecteur.
- Alors je ne pense pas que ce soit le cas, répondit-il avec franchise. Mais, comme vous avez manifestement peur de ce qu'il aurait pu me dire, ne vaudrait-il pas mieux que cela vienne de vous? Je présume qu'il s'agit d'une chose que vous étiez les seules à connaître, lui, Mathilda et vous. En ce qui la concerne, vous saviez qu'elle ne dirait rien parce que vous la teniez avec le secret de la naissance de Joanna, mais, s'agissant de lui, il en allait tout autrement. Vous n'aviez aucune prise sur James Gillespie, ce pourquoi vous avez eu un tel choc en découvrant qu'il était rentré en Angleterre. Et vous êtes allée trouver Mathilda, pensant qu'il risquait de vendre la mèche. Ai-je raison?»
La panique de Joanna ne dura qu'une fraction de seconde. Soulagée, elle s'adossa au mur et le regarda dans les yeux avec un air triomphal.
«Je savais que vous reviendriez. »
Il ne dit rien, se contentant d'observer son visage et d'en admirer l'absolue perfection. Il lui rappelait le visage de la Madone de la Pietà de Michel-Ange, ce visage de mère contemplant en silence le corps de son fils chéri, et dont les traits expriment une telle innocence, une telle pureté, qu'il en avait eu les larmes aux yeux lorsqu'il l'avait vu pour la première fois. Pendant des années, il s'était interrogé sur la femme qui avait prêté son apparence à la Madone. Femme réelle ? Ou créature fantastique issue de la seule imagination de Michel-Ange? Jusqu'à l'arrivée de Joanna, il avait penché pour la seconde hypothèse : elle n'avait existé que dans l'œil de son créateur, car seul un artiste avait pu concevoir une aussi prodigieuse beauté. À présent qu'il lui était possible de la toucher, il savait que sa naissance, tout comme la sienne, n'avait été qu'un accident, le fruit du hasard. Il ferma les yeux pour retenir les larmes qui menaçaient à nouveau de couler.
Jane hocha la tête d'un air malheureux.
«James m'a fait chanter pendant cinq ans après notre retour de Hong-Kong. À la fin, je lui ai versé dix mille livres, tout ce qui me restait.» Sa voix tremblait. «Il a renoncé quand je lui ai envoyé des photocopies de mes relevés bancaires montrant que je n'avais plus rien à lui donner, mais il m'a prévenu qu'il reviendrait.» Elle demeura un instant silencieuse, s'efforçant de se ressaisir. «Je ne l'ai pas revu et n'ai plus entendu parler de lui jusqu'à ce jour affreux où il est sorti de Cedar House. »
Cooper considéra avec attendrissement la tête inclinée de son interlocutrice. Sans doute avait-elle eu une aventure dont James et Mathilda Gillespie avaient appris l'existence, mais pourquoi, après tout ce temps, était-ce si difficile à avouer?
«Qui n'a pas quelques cadavres dans ses placards, Mrs Marriott ? Les miens me font encore rougir rien que d'y penser. Néanmoins, croyez-vous vraiment que votre mari vous aurait reproché les vôtres au bout de trente ans ?
- Oh, oui, répondit-elle avec franchise. Paul a toujours rêvé d'avoir des enfants, mais je n'ai jamais pu lui en donner. »
Cooper attendit, puis, voyant qu'elle persistait dans son silence, lui demanda avec douceur :
«Qu'est-ce que les enfants ont à voir là-dedans?
- Paul a eu une liaison avec Mathilda et Mathilda est tombée enceinte. Voilà pourquoi James est parti à Hong-Kong. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter : il avait, disait-il, accepté la progéniture de l'oncle incestueux et il n'avait pas l'intention de recommencer avec le fruit des fredaines de Paul. »
Cooper en resta interdit.
« Et c'est pour cette raison que James vous faisait chanter?»
Allons, pensa-t-il aussitôt, cela ne tient pas debout. C'est le mari adultère qui paie le maître chanteur et non la femme trompée.
«Pas à cause de la liaison, répondit Jane. J'étais parfaitement au courant. Paul m'avait tout raconté après avoir donné sa démission. Il était le secrétaire de Sir William et, chaque fois qu'il devait se rendre à Londres, il séjournait chez James et Mathilda. De part et d'autre, cela n'a jamais été qu'un engouement passager. Elle en avait assez du train-train quotidien, assez de laver des couches et de tenir la maison. Pour sa part... - Jane poussa un soupir - il se sentait flatté de l'intérêt qu'elle lui montrait. Encore une fois, dites-vous bien qu'elle était extrêmement séduisante, et pas seulement à cause de sa beauté. Il y avait quelque chose en elle qui attirait les hommes comme des mouches. C'était sans doute son éloignement, sa répulsion à l'égard de tout contact physique. Ils prenaient cela comme un défi et, quand elle a baissé sa garde pour Paul, il n'a pas résisté. » Elle eut un petit sourire triste. «Et je le comprends, croyez-moi. Cela peut vous paraître curieux, mais il fut une période, autrefois, où j'étais presque amoureuse d'elle, moi aussi. Elle représentait tout ce que j'aurais voulu être et n'ai jamais été.» Ses yeux se mouillèrent. «D'ailleurs, vous avez pu mesurer son charme. Sarah aussi y a succombé.
«Montrez-moi combien vous m'aimez», Jack, prononça Joanna d'une voix basse et suave comme la caresse d'une amante.
Lentement, les doigts de Jack remontèrent le long de la gorge d'albâtre. Comment une créature aussi belle pouvait-elle abriter tant de laideur? Elle était une injure au miracle de la création. Il leva l'autre main vers la chevelure dorée et, d'un geste brusque, enroula des mèches autour de sa paume, puis tira la tête en arrière, ses doigts étreignant toujours la gorge palpitante.
«Voilà comme je vous aime, murmura-t-il d'une voix paisible.
- Vous me faites mal. »
Cette fois, elle avait parlé d'une voix plus aiguë où perçait l'anxiété. Il tira plus fortement sur les mèches blondes.
« Mais j'aime vous faire mal. »
Les mots résonnèrent dans le couloir vide.
«Je ne comprends pas! lança-t-elle en un cri à demi étouffé par les doigts pressant son larynx. Que voulez-vous ? » Dans le regard de Jack, une lueur brilla qui emplit le sien de terreur. «Oh, mon Dieu ! C'est vous qui avez tué ma mère ! »
Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais la main serra davantage sa gorge et seul un filet de voix en sortit.
«Navré d'être aussi lent à comprendre, dit Cooper avec un ton d'excuse, mais je ne vois toujours pas par quel moyen James Gillespie a pu vous forcer à lui verser dix mille livres. Si vous connaissiez la liaison de votre mari...» Il s'interrompit. « À moins que cela ait un rapport avec la grossesse. Vous n'étiez pas au courant ? »
Elle serra les lèvres, s'efforçant de retenir ses larmes.
«Si. C'est Paul qui ne le sait pas.» Elle poussa un nouveau soupir. «Quelle chose affreuse! J'ai gardé le secret pendant si longtemps. Je voulais lui en parler, mais les circonstances n'étaient jamais propices. Comme lorsque j'ai menti à votre agent. À quel moment faut-il dire la vérité ? » Elle porta les doigts à ses lèvres, l'air affligé. «Être père. C'est ce qu'il désirait par-dessus tout. J'ai prié et prié pour que nous ayons des enfants, mais, évidemment, cela ne s'est jamais produit...» Elle demeura silencieuse.
Cooper posa une main robuste sur la sienne en un geste de réconfort. Il était complètement désorienté, mais craignait, en se montrant trop insistant, de la voir se fermer comme une huître.
« Comment avez-vous su qu'elle était enceinte si votre mari lui-même ne le savait pas?
- Mathilda me l'a dit. Elle m'a téléphoné et m'a demandé de venir à Londres. Si je refusais, elle s'arrangerait pour que tout Fontwell soit au courant de ce qui s'était passé entre Paul et elle.
- Que voulait-elle ? »
Elle mit un moment pour répondre.
«Que je l'aide à supprimer le bébé quand il naîtrait.
- Grands dieux ! » s'exclama vivement Cooper.
Elle l'avait sûrement fait, se dit-il; ou James Gillespie n'aurait jamais été en mesure de la faire chanter.
Il y eut des bruits de pas sur le gravier et la sonnette retentit.
«Joanna! appela la voix haut perchée et nerveuse de Violette. Est-ce que tout va bien? Il m'a semblé... entendre des cris. » Comme rien ne se produisait, elle continua. « Il y a quelqu'un avec vous? Répondez-moi, je vous en prie.» Sa voix grimpa d'un cran. «Duncan! Duncan! fit-elle. Il est... arrivé quelque chose, j'en suis sûre. Préviens la police. Je vais chercher du secours. »
Les pas s'éloignèrent rapidement en direction de la grille.
Jack scruta le visage crispé et hagard de Joanna, puis déposa celle-ci sur la chaise la plus proche avec une surprenante douceur.
«Vous avez eu plus de chance que votre mère, même si vous ne le méritez pas», se contenta-t-il de dire, avant de traverser la cuisine et de gagner la porte du jardin.
Joanna Lascelles criait encore quand Duncan Orloff, dans un état de panique complète, réussit à coups de masse à enfoncer la porte d'entrée et se prépara à faire face au danger qui l'attendait dans les profondeurs de Cedar House.
«Et vous l'avez aidée? interrogea Cooper avec un calme qui masquait ses véritables sentiments. »
Elle le regarda d'un air pitoyable.
«Je ne sais pas... Je ne sais pas ce qu'elle a fait... Je peux seulement l'imaginer.» Elle se tordit les mains. «Elle ne m'a pas donné d'explications. Elle m'a juste demandé de dérober des cachets pour dormir - des barbituriques - dans la pharmacie de mon père. Elle affirmait qu'ils lui étaient destinés, qu'elle avait perdu le sommeil. Je pensais qu'elle avait l'intention de se tuer et j'étais ravie. À ce moment-là, je la détestais.
- Et vous avez pris les cachets ?
-Oui.
- Mais elle ne s'est pas tuée.
- Non.
- Vous avez dit qu'elle voulait que vous l'aidiez à supprimer le bébé.
- C'est ce que j'ai cru pendant dix ans. » Des larmes trop longtemps retenues perlèrent à ses paupières. «Il n'y avait que Joanna, voyez-vous. Ce bébé pouvait fort bien ne jamais avoir existé. J'ai fini par me dire qu'il n'avait jamais existé. » Elle se tint la tête d'une main tremblante. «Je pensais l'avoir aidée à le faire disparaître... jusqu'à ce que, à Hong-Kong, James s'étonne du fait que Gerald se soit suicidé à l'aide de barbituriques, dans la mesure où aucun médecin ne lui en aurait prescrit. J'ai alors compris que c'était Gerald qu'elle voulait tuer, sans doute depuis longtemps, et que je lui en avais fourni les moyens. » Elle tira un mouchoir de sa poche et se moucha. « En voyant ma réaction, James a tout de suite deviné le rôle que j'avais joué. À mon avis, il s'en était toujours douté. Mathilda et lui se ressemblaient par bien des aspects. »
Cooper s'efforça de mettre de l'ordre dans ce qu'il venait d'entendre. Il restait tant de questions sans réponse.
« Pourquoi aucun médecin n'aurait-il prescrit de barbituriques à Gerald Cavendish ? J'ai consulté le rapport du coroner. L'hypothèse d'un meurtre n'a jamais été envisagé, seulement celles d'une imprudence ou d'un suicide.
- Gerald Cavendish était... - Jane chercha ses mots -faible d'esprit, comme les Spede, je suppose, ce qu'on appelle aujourd'hui un débile mental. C'est pourquoi tous les biens sont allés à William. Le grand-père de Mathilda avait peur que Gerald les cède au premier qui les réclamerait. Je n'ai jamais compris comment Mathilda avait pu coucher avec lui. C'était un être absolument lamentable. J'ai toujours pensé que son père l'y avait poussée pour préserver en quelque sorte l'héritage, mais James prétendait que Mathilda avait agi de sa propre initiative. J'en doute. James la détestait à tel point qu'il aurait dit n'importe quoi pour la noircir. »
Cooper secoua la tête, perplexe. Comme sa vie avait été paisible comparée à l'existence tourmentée de cette femme aux cheveux gris et à l'expression si bienveillante qu'on lui aurait donné le bon Dieu sans confession.
« Pourquoi être allés voir James Gillespie à Hong-Kong si votre mari avait eu une liaison avec sa femme? Ils ne devaient plus avoir beaucoup de sympathie l'un pour l'autre.
- Nous n'y sommes pas allés pour le voir. Nous ignorions que James se trouvait à Hong-Kong. Mathilda ne nous l'avait pas dit. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Après cette histoire, nous étions partis nous installer à Southampton. Je m'étais mise à enseigner et Paul avait trouvé un emploi dans une compagnie de navigation. Nous avions tiré un trait sur le passé, puis, un jour, Paul a dû se rendre en voyage d'affaires à Hong-Kong et m'a emmenée avec lui pour y passer des vacances. » Elle secoua la tête. «Et, pratiquement, la première personne sur laquelle nous sommes tombés, c'est James. À vrai dire, la communauté européenne est si petite - elle leva les bras en un geste d'impuissance - que nous l'aurions rencontré tôt ou tard. Si nous avions su qu'il vivait là-bas, jamais nous n'y serions allés La vie est parfois cruelle, inspecteur. »
Il aurait difficilement pu dire le contraire.
« Dans ce cas, Mrs Marriott, pourquoi êtes-vous revenus habiter ici, sachant que Mrs Gillespie se trouvait à Cedar House? N'était-ce pas tenter le sort une seconde fois?
- Oui, répondit-elle simplement, mais que pouvais-je y faire? Paul ne sait rien de tout ceci, inspecteur, et il se meurt, lentement, d'emphysème. Nous avions gardé notre maison dans le village - elle appartenait à ses parents et, comme il y était trop attaché pour la vendre, nous l'avions louée. Il y a cinq ans, en raison de sa santé, il a dû prendre sa retraite et a souhaité que nous revenions chez nous. » Ses yeux se mouillèrent de nouveau. « Il m'a dit que je n'avais pas à me tracasser à cause de Mathilda, qu'il n'avait jamais éprouvé pour elle que de la pitié et que j'étais la seule femme qu'il ait jamais aimée. Comment aurais-je pu lui dire ce qui s'était passé? Je pensais encore que le bébé était mort.» Elle porta son mouchoir à ses yeux. «C'est seulement quand je suis allée à Cedar House et que j'ai questionné Mathilda à propos de James qu'elle m'a avoué qu'elle avait confié l'enfant à l'Assistance publique. » Elle enfouit son visage dans ses mains. « C'est un garçon et il vit quelque part, je ne sais où.»
Cooper médita un instant sur les tristes ironies du destin. Était-ce la Providence, Dieu ou la sélection naturelle qui faisait que certaines femmes étaient fertiles et d'autres non? À contrecœur, il ramena la conversation sur le jour du décès de Mathilda, tout en sachant qu'il y avait bien peu de chances pour qu'il puisse garder secret ce qu'elle lui avait dit.
Je suis à nouveau enceinte, écœurée, dégoûtée et enceinte. Il y a à peine six mois, je donnais le jour à un bâtard, et voici que j'en porte un autre. Les colères d'ivrogne dont James est coutumier finiront peut-être par s'avérer utiles et provoquer une fausse couche. Tour à tour il pleure, vocifère, me jette à la figure des insultes dignes d'une épouse de charretier, avec l'intention, semble-t-il, de renseigner tout l'immeuble sur mes « turpitudes ». Tout ça pour quoi ? Pour une brève liaison peu glorieuse avec Paul Marriott dont les avances maladroites et serviles étaient à la limite du tolérable. Alors, pourquoi, Mathilda?
Parce qu'il y a des matins où «je pourrais boire du sang frais et commettre des horreurs à faire trembler le jour». La suffisance de Paul m'agaçait, il parlait de sa «chère Jane» comme s'il y tenait véritablement. Le plus souvent, je pense à la mort : la mort du bébé, la mort de James, la mort de Gerald, la mort de père. Après tout, c'est si définitif comme solution. Père complote pour que je reste à Londres. Il m'annonce que Gerald menace d'épouser Grâce si je rentre. Le pire est que je le crois. Gerald a de moi une peur bleue.
J'ai engagé un détective privé pour prendre des photos de James. Et, mon Dieu, quelles photos! «Il n'est ni lapin ni putois en rut pour se montrer si vorace. » Et dans des toilettes publiques avec ça. À vrai dire, il ne me déplairait pas de les lui montrer. Mes actes tiennent du péché, les siens sont criminels. Il ne sera plus question de divorce, c'est certain, et il va partir pour Hong-Kong sans broncher. Pas plus lui que moi n'avons envie de voir sa vie sexuelle étalée au grand jour.
Voyons, Mathilda, il doit bien y avoir un moyen de faire chanter plus efficacement Gerald et père...
17
Hughes, tourmenté par le manque de sommeil et par des doutes insidieux quant à la loyauté de ses acolytes malgré l'obéissance dont ils avaient toujours fait preuve, avait perdu beaucoup de son arrogance lorsqu'il se retrouva en face du commissaire Charlie Jones, à la table de la salle d'interrogatoire du poste de police de Freemont Road. Tout comme Cooper, il était d'humeur pessimiste.
«Je suppose que vous êtes revenu pour essayer de me mouiller dans le meurtre de la vieille bique, dit-il d'un ton morose. Vous êtes bien tous les mêmes.
- Bah, répliqua Jones avec sa mine lugubre habituelle, cela remonte le pourcentage de succès au moment de la publication des statistiques. Désormais, la police fonctionne comme une entreprise, mon garçon, ce qui implique nécessairement un certain rendement.
- Dégueulasse !
- Pas pour nos clients.
- Quels clients?
- Les honnêtes citoyens, respectueux de la loi, qui paient généreusement nos services grâce à leurs impôts La logique économique veut que nous cernions, dans un premier temps, notre clientèle de base, puis que nous évaluions ses besoins et, enfin, que nous y répondions de façon convenable et satisfaisante. À vous seul, vous représentez déjà un joli profit dans le bilan. Viol, avec association de malfaiteurs, enlèvement, séquestration, avec association de malfaiteurs, sévices sexuels, vol, avec association de malfaiteurs, recel d'objets volés, corruption, subornation de témoin - il eut soudain un grand sourire - pour en arriver au meurtre de Mrs Gillespie.
- J'en étais sûr, fit Hughes avec une grimace de dégoût. Vous essayez de me faire porter le chapeau. Bon Dieu ! Je ne dirai plus un mot jusqu'à ce que mon avocat soit ici.
- Qui parle de vous faire porter le chapeau? interrogea Jones. J'attends seulement de vous un peu de coopération.»
Hughes le dévisagea avec méfiance.
« Qu'est-ce que cela me rapportera en échange?
- Rien.
- Alors c'est non. »
Jones plissa les yeux.
«Vous auriez plutôt dû me demander ce que cela vous rapportera si vous ne coopérez pas. Je vais vous le dire. Je vous promets de remuer ciel et terre pour que vous soyez reconnu coupable de rapt et de viol d'enfants.
- Les enfants, ce n'est pas mon rayon, riposta Hughes en ricanant. Je ne l'ai jamais fait et ne le ferai jamais. Et vous ne pouvez pas m'accuser de viol. Je n'ai jamais violé une fille de ma vie. Je n'en ai pas eu besoin. Ce que fichaient ces petits voyous, c'est leur affaire. Je n'en savais rien.
- De la part d'un adulte, coucher avec une fille de treize ans équivaut à un viol. Étant mineure, celle-ci ne saurait donner son consentement à ce qui lui arrive.
- Je n'ai jamais couché avec une fille de treize ans.
- Bien sûr que si, et je le prouverai. Je tannerai mes hommes jusqu'à ce qu'il m'ait déniché au moins une gamine qui se trouvait être vierge avant que vous la violiez et qui vous a menti au sujet de son âge. » Il vit l'expression incrédule de son interlocuteur et lui adressa un sourire féroce. « Parce qu'il y en a toujours une, mon garçon, toujours. C'est le b, a, ba de la psychologie féminine. A treize ans, elles veulent en paraître seize et ça marche. À quarante, elles voudraient qu'on leur en donne trente, et ça marche aussi, nom d'un chien, parce que, s'il y a bien une chose dont on peut être sûr s'agissant des femmes, c'est qu'elles ne font jamais leur âge.»
Hughes passa une main sur ses joues non rasées
«À quel genre de coopération pensiez-vous?
- À un compte rendu détaillé de tout ce que vous savez de Cedar House et des gens qui l'habitent.
- Rien de plus facile. Que dale, telle est la réponse. Je ne suis jamais entré et n'ai jamais vu le vieux dragon.
- Allons, Dave, vous êtes un pro. Pendant des mois, vous êtes resté dehors dans la camionnette en attendant que Ruth ait fini ses petites affaires. Vous lui avez servi de chauffeur, souvenez-vous. Durant les vacances, vous veniez la chercher chaque jour pour l'emmener se distraire. Comment savait-elle que vous étiez là si vous ne pouviez pas vous signaler à son attention? Ne me racontez pas que vous n'étiez pas assez près pour observer les allées et venues »
Hughes eut un haussement d'épaules
«D'accord, je voyais des gens de temps à autre, mais, comme j'ignore qui ils étaient, cela avance à quoi ?
- Vous est-il arrivé de surveiller l'arrière de la maison?»
Le jeune homme hésita.
«Possible, fit-il avec prudence.
- De quel endroit?
- Si vous comptez vous servir de ça contre moi, j'attendrai l'arrivée de mon avocat.
- Vous n'êtes pas en position de discuter, répliqua impatiemment Jones Où vous trouviez-vous? À l'intérieur ou hors du jardin?
- Je garais parfois la camionnette dans la résidence voisine. Ruth affirmait que c'était un coin peinard, vu que les habitants sont plutôt du genre BCBG. Les femmes partent travailler avec leurs maris, si bien qu'il n'y a personne pendant la journée, expliqua-t-il avec obligeance. Près de la palissade, autour du jardin de Cedar House, le terrain est accidenté et, en grimpant à un arbre, on peut voir de l'autre côté.»
Le commissaire sortit une carte d'état-major de son porte-documents
«Le domaine de Fontwell?» demanda-t-il en donnant une tape sur la carte.
Hughes renifla.
«Probable. D'après Ruth, le terrain était jadis rattaché à la maison, avant que la vieille le vende pour récupérer du blé. Dieu sait pourquoi elle n'a pas fourgué le reste par la même occasion. À quoi ça lui servait d'avoir un jardin pareil, alors qu'il y a tant de gens à la rue? Bon sang, elle était tellement radine, la vache ! fit-il remarquer avec décontraction. Tout ce fichu pognon et personne pour en profiter. C'est vrai qu'elle a refilé le magot à son toubib ou est-ce que Ruth m'a raconté des crasses?»
Jones le regarda fixement.
«Ce n'est pas vos oignons, mon vieux, mais il y a une chose que je peux vous dire : si Ruth n'a pas eu un sou, c'est à cause de ce que vous l'avez obligée à faire. En découvrant qu'elle la volait, sa grand-mère l'a prise en grippe. Sans vous, elle aurait hérité de la maison. »
Hughes ne sembla guère troublé.
«Elle n'aurait peut-être pas dû baisser sa culotte aussi vite, hein?»
Luttant contre l'envie de lui coller son poing dans la figure, Jones considéra à nouveau la carte.
«Avez-vous vu quelqu'un passer par la porte de derrière?
- De temps à autre, la domestique balayait le perron. La femme d'à côté vaquait à ses occupations pendant que son Jules prenait le soleil dans leur patio.
- Je veux dire des inconnus. Des têtes inhabituelles.
- Non, je n'ai jamais vu personne, répondit-il en mettant lourdement l'accent sur le verbe.
- Entendu alors?
- Possible.
- Où étiez-vous? Qu'avez-vous entendu?
- Un jour, Mrs Gillespie est sortie pour prendre sa voiture. Je me suis dit que j'allais en profiter pour jeter un coup d'œil à l'intérieur par les fenêtres.
- Ruth se trouvait avec vous?
- Non. Elle était retournée à l'école.
- Elle vous avait refusé son aide, je présume, et vous avez voulu savoir ce qu'il y avait à barboter. Une sorte de repérage des lieux. »
Hughes ne répondit pas.
«Bon, que s'est-il passé ensuite?
- En entendant la vieille descendre l'allée, je me suis caché derrière la remise à charbon près de la porte de la cuisine.
- Continuez.
- Ce n'était pas elle. Mais quelqu'un qui furetait comme moi.
- Homme ? Femme ?
- Un vieux schnock. Il a frappé à la porte de derrière, a attendu un moment, puis est entré en se servant d'une clé.» Hughes fit la moue. « Alors, je me suis taillé. » Il remarqua l'air épanoui de Jones. « C'est ce que vous vouliez ?
- Peut-être. Avait-il la clé à la main ?
- Je ne regardais pas.
- Avez-vous entendu quelque chose ?
- Des coups contre la porte.
-Et puis?
- Une pierre qu'on bougeait.»
Le pot de fleurs.
«Comment savez-vous qu'il s'agissait d'un homme si vous ne regardiez pas?
- Il a appelé. "Jenny, Ruth, Mathilda, êtes-vous là?" C'était un homme, pas de doute.
- Décrivez-moi sa voix.
- Snob.
- Jeune? Vieille? Posée? Énergique? Molle? Tremblante ? Creusez-vous un peu la cervelle, mon gars. Quelle impression vous a-t-elle faite ?
- Je vous l'ai déjà dit. C'était un vieux, j'en suis sûr. C'est même pour ça que je l'ai confondu avec elle. Il parlait lentement, d'une voix sourde, comme s'il avait un problème aux poumons. Ou qu'il n'était pas dans son assiette. » Il réfléchit quelques secondes. «Peut-être qu'il était ivre, après tout. Il avait réellement du mal à articuler.
- Avez-vous regagné le devant de la maison ensuite ? »
Hughes secoua la tête.
«Non. J'ai franchi la palissade et suis retourné à la camionnette.
- Vous ne savez donc pas s'il était arrivé en voiture ?
- Non. »
Un éclair passa dans le regard de Hughes.
« Allez-y, le pressa Jones.
- Ma foi, je n'en jurerais pas.
- Quoi?
- J'étais là à écouter, n'est-ce pas. Quand je l'ai entendu venir, ça m'a tellement surpris que, s'il y avait eu une voiture, je m'en serais forcément rendu compte. Le gravier de devant fait un boucan infernal.
- Quand était-ce ?
- À la mi-septembre. À peu près.
- D'accord. Vous voyez autre chose?
- Ouais. » Il se toucha avec précaution l'épaule, celle que la porte de la voiture de Jack avait heurtée. « Si vous tenez à savoir qui a tué la vieille, vous feriez bien d'interroger le fumier qui m'a disloqué le bras. Je l'ai tout de suite reconnu à sa tronche. Il était sans cesse fourré avec elle, dehors ou à l'intérieur, comme si la propriété lui appartenait, sauf qu'il faisait bien attention que Ruth ne soit pas là avant de se pointer. Je l'ai aperçu deux ou trois fois près de l'église. Il attendait d'avoir le champ libre. Sûr que vous devriez voir de ce côté si ce que m'a raconté Ruth est exact, à savoir qu'on a tranché les poignets de la vieille avec un couteau de poche. »
Jones le regarda avec curiosité.
« Pourquoi dites-vous ça ?
- Pendant que j'attendais, il a passé son temps à gratter une des pierres tombales, à en nettoyer l'inscription. Et pas n'importe laquelle. Il semblait fasciné par celle-là.» Il prit un air avantageux. « Pour faire ça, il a utilisé un couteau de poche. Après son départ, j'y suis allé et j'ai lu ce qu'il y avait d'écrit : "Ai-je mérité d'être méprisé / Par mon créateur, plein de sagesse et de bonté ? / Puisque c'est vous qui m'avez fait naître / Avec moi une partie de vous doit disparaître." Un gus nommé Fitzgibbon, clamsé en 1833. Je me suis dit que ça pourrait peut-être me servir le moment venu. C'est pas mal envoyé, hein?
- J'ai bien peur que vous n'en ayez pas l'occasion. De nos jours, on censure même les épitaphes. Avec la disparition des congrégations, la religion est devenue une chose sérieuse.» Il se leva. «C'est bien dommage. Un peu d'humour n'a jamais fait de mal à personne.
- Vous allez vous intéresser à lui ?
- Je me suis toujours intéressé à lui, mon gars. » Jones eut un sourire morne. « La mort de Mrs Gillespie était une véritable œuvre d'art. »
Cooper trouva le commissaire au pub de Learmouth, attablé devant un déjeuner tardif composé d'un verre de bière et de sandwiches au fromage et aux oignons. Il s'assit à côté de lui en soupirant.
«Vos jambes vous font à nouveau souffrir? demanda avec compassion Charlie Jones, tout en mastiquant une bouchée de pain.
- Cela me dérangerait moins, grommela Cooper, si l'intérieur avait vieilli à la même vitesse que l'extérieur. J'aurais l'impression d'en avoir cinquante-six que je m'en ficherais probablement.» Il se frictionna les mollets. «J'ai promis à ma femme de l'emmener à nouveau au bal quand je serai à la retraite, mais, si ça continue, nous irons en fauteuil roulant. »
Jones arbora un large sourire.
«Il est donc faux de dire qu'on a l'âge de ses sentiments?
-Totalement. On a l'âge que le corps vous donne. Je croirai encore avoir dix-huit ans quand je serai devenu grabataire et incapable de donner un coup de pied dans un ballon de football. Mon rêve, ç'aurait été d'être Stanley Matthews, dit-il avec mélancolie. En 1953, pour mon seizième anniversaire, mon père m'a emmené le voir lors du match de la Coupe d'Angleterre. Sensationnel ! Je m'en souviens comme si c'était hier.
- Et moi, j'aurais voulu être Tom Kelley, enchaîna Jones.
- Qui est-ce ? »
Le commissaire gloussa de rire, tout en s'essuyant les doigts avec sa serviette.
«Le photographe qui a persuadé Marilyn Monroe de poser nue pour lui. Vous imaginez un peu ! Marilyn Monroe entièrement nue et vous de l'autre côté de l'objectif. C'est ça qui devait être sensationnel !
- Eh bien, vous vous êtes fourré le doigt dans l'œil, Charlie. Le charme n'est pas la spécialité de la maison.
- Mrs Marriott ne vous a donc pas ragaillardi?
-Non.» Il poussa un nouveau soupir. «Je lui ai promis que nous ne nous servirions pas de ce qu'elle me dirait à moins d'y être vraiment obligés, mais je ne vois pas pour l'instant comment éviter d'en faire état. Je veux bien être pendu si cela n'a pas de rapport avec notre affaire. Premièrement, Joanna Lascelles n'est pas le seul enfant de Mrs Gillespie. Elle en a eu un autre, treize ou quatorze mois plus tard, avec le mari de Mrs Marriott.» Il résuma l'histoire à Jones. «Mrs Marriott croyait que Mathilda Gillespie avait tué l'enfant à la naissance, mais, le matin du 6, elle lui a appris qu'il s'agissait d'un garçon et qu'elle l'avait abandonné.»
Jones se pencha en avant, les yeux pétillant de curiosité.
«Sait-elle ce qu'il est devenu?»
Cooper secoua la tête.
«Elles s'étaient crêpé le chignon, apparemment, et Mrs Gillespie lui a balancé ça au moment de refermer la porte. Mrs Marriott prétend que Mathilda voulait la faire enrager, de sorte qu'il est possible que ce ne soit pas vrai.
- Bon. Continuez.
-Deuxièmement, et c'est le plus extraordinaire, Mrs Marriott a volé, dans la pharmacie de son père, des barbituriques dont, affirme-t-elle, Mathilda se serait servie pour tuer Gerald Cavendish. » Il lui rapporta les propos de Jane, secouant la tête chaque fois qu'il évoquait le rôle joué dans le drame par James Gillespie. «Un sacré loustic, celui-là, qui fait chanter à peu près tout le monde, d'après ce que j'ai pu en juger. La pauvre femme est terrifiée à l'idée qu'il pourrait cracher le morceau.
- Bien fait pour elle, répliqua Jones d'un ton implacable. Quelle bande d'affreux, tous autant qu'ils sont ! Et avec ça, on voudrait nous faire croire que la crise que traverse ce pays ne date que de quelques années. Vous dites qu'elle est allée voir Mrs Gillespie le matin du meurtre. Qu'est-ce qu'elles se sont raconté d'autre?
- Du meurtre? interrogea Cooper. Aurais-je enfin réussi à vous convaincre ?
- Continuez, vieux gredin ! lança Jones avec impatience. Je suis suspendu à vos lèvres.
- Mrs Gillespie s'est d'abord montrée extrêmement distante et flegmatique. Elle a déclaré à Mrs Marriott qu'elle n'était pour rien dans ce qui arrivait et n'avait aucunement l'intention de payer la somme réclamée par James. Pour sa part, elle se moquait totalement, désormais, de ce que les gens pouvaient dire ou penser à son sujet. Le suicide de Gerald n'avait jamais fait le moindre doute et, si Jane voulait raconter qu'elle avait volé des médicaments à son père, c'était son problème. Mathilda nierait en avoir rien su.» Il ouvrit son calepin. «"Je suis plus victime que coupable", aurait-elle affirmé, ajoutant qu'en ce qui concernait l'enfant, les choses iraient plus mal avant d'aller mieux. Elle estimait, a-t-elle continué, que Mrs Marriott avait été stupide de tenir son mari dans l'ignorance durant toutes ces années. Le ton a aussitôt monté et Mrs Marriott a accusé Mrs Gillespie d'avoir brisé l'existence de tous ceux qui s'étaient trouvés sur sa route. Cette dernière lui a alors ordonné de sortir, déclarant : "James a lu mes papiers et sait où est l'enfant. À présent, cela ne sert plus à rien de se taire." Elle a alors précisé à Mrs Marriott que c'était un garçon et qu'elle l'avait mis à l'Assistance pour qu'il soit adopté. » Il referma son calepin. «Je parierais que les papiers dont elle parlait sont les fameux carnets et que, si les choses risquaient d'aller plus mal, c'est parce qu'elle avait décidé de reconnaître le gamin et de couper ainsi l'herbe sous le pied de James. » Il se frotta la joue d'un geste las. «Ce qui, hélas, ne nous avance guère. Nous en étions plus ou moins arrivés à la conclusion que la personne qui a lu les carnets est aussi celle qui les a volés et a tué Mathilda Gillespie et je persiste à croire que James Gillespie n'aurait pas attiré notre attention sur les carnets s'il était coupable. Ç'aurait été une erreur psychologique. En outre, quelle raison aurait-il eue de la tuer? Vivante, il pouvait continuer à la faire chanter. À vrai dire, il la tenait, non seulement avec cette histoire d'enfant, mais aussi avec le meurtre de l'oncle.
- Sauf que, dans ce dernier cas, il ne pouvait probablement plus rien prouver et que votre théorie comporte beaucoup trop d'hypothèses, déclara lentement Jones. "Je suis plus victime que coupable", répéta-t-il. C'est une citation du Roi Lear.
-Vraiment?
- Le roi Lear devient fou et se met à errer à travers champs, près de Douvres, avec une couronne d'herbe sur la tête, parce que ses filles l'ont privé de son royaume et de son autorité. »
Cooper émit un grognement.
«Je croyais que c'était Ophélie qui portait une couronne d'herbe.
- Non. Elle, c'était un trophée, pas une couronne », corrigea Jones non sans pédanterie. Il songea à l'épitaphe sur la tombe du cimetière de Fontwell. «Bon sang, Tommy, c'est dingue ce que notre affaire m'y fait penser ! Jack Blakeney s'est servi d'un couteau de poche pour nettoyer une inscription sur une pierre tombale de Fontwell. »
Cooper prit un air renfrogné.
« Combien de bières avez-vous bues, Charlie ? »
Jones se pencha à nouveau et fixa Cooper de son regard pénétrant.
«J'ai étudié Le Roi Lear à l'école. Une pièce géniale ! On y trouve tout sur l'amour, l'abus du pouvoir et les faiblesses de l'esprit humain.
- Comme dans Hamlet alors, répliqua Cooper d'un ton aigre. Et Othello, si l'on va par là.
- Naturellement. Il s'agit, dans les trois cas, de tragédies où la mort apparaît comme l'issue fatale. L'erreur du roi Lear consiste à se méprendre sur la nature de l'amour. Il accorde plus d'importance aux mots qu'aux actes et partage son royaume entre deux de ses filles, Gonerille et Régane, qui, croit-il, l'aiment mais, en réalité, le méprisent. Au fond, Lear n'est qu'un vieil homme fatigué qui aspire à se décharger du poids des affaires publiques afin de passer le reste de son existence dans la paix et la tranquillité. Mais il est aussi extrêmement présomptueux et n'écoute personne d'autre que lui-même. En réalité, c'est sa certitude illusoire de savoir reconnaître l'amour qui provoquera la destruction de sa famille.» Jones grimaça un sourire. «Pas mal, hein? C'est presque mot pour mot ce que j'ai écrit dans un devoir de terminale. À l'époque, je trouvais la pièce affreusement barbante. Il m'a fallu près de trente ans pour en apprécier les qualités.
- J'y ai songé, moi aussi, il y a quelques jours, fit remarquer Cooper, mais je ne vois toujours pas le rapport. Ç'aurait été différent si elle avait partagé ses biens entre sa fille et sa petite-fille.
- Vous oubliez l'essentiel, Tommy. Le Roi Lear est la plus tragique de toutes les pièces de Shakespeare et Mrs Gillespie connaissait son Shakespeare sur le bout des doigts. Elle prenait tout ce qu'il a écrit pour parole d'évangile. Souvenez-vous, la pièce comporte un troisième enfant, qui se retrouve sans un rotin.» Il se leva brusquement. «Je veux Jack Blakeney au commissariat dans une demi-heure. Soyez gentil, allez me le chercher. Dites-lui que votre patron aimerait lui parler du fils naturel de Mrs Gillespie. »
Ce que tous deux ignoraient, c'est que Jack Blakeney avait été arrêté à Mill House quelques minutes auparavant, après que les Orloff eurent appelé police-secours, Joanna Lascelles leur ayant déclaré sur un ton hystérique qu'il avait non seulement essayé de la tuer, mais aussi avoué avoir tué Mathilda.
Le commissaire apprit la nouvelle en rentrant de déjeuner. Cooper en fut informé par radio et reçut l'ordre de regagner en toute hâte le commissariat. Néanmoins, il ne jugea pas utile de se presser et, en proie à un profond abattement, s'arrêta cinq minutes au bord d'une petite route déserte. Ses mains tremblaient au point de l'empêcher de conduire correctement. En même temps que l'affreux sentiment d'une défaite, il avait la conviction d'avoir fait son temps. D'avoir perdu ce qui faisait de lui un bon policier. Certes, il avait toujours su ce que ses supérieurs pensaient de lui, mais il était également persuadé qu'ils se trompaient. Jusque-là, sa force avait résidé dans sa capacité à juger avec lucidité les gens auxquels il avait affaire et, en dépit des avis divergents, ses jugements s'étaient généralement révélés exacts. Jamais il n'avait laissé sa sympathie pour un suspect ou la famille de celui-ci l'emporter sur son devoir lorsque s'imposait la nécessité d'une arrestation. Pas plus qu'il n'avait permis à son travail de le transformer en un fonctionnaire insensible, dénué de cette tolérance dont il estimait en son for intérieur qu'elle était la valeur fondamentale qui distingue l'homme de l'animal.
Le cœur lourd, il remit le moteur en marche et fit demi-tour en direction de Learmouth. Il s'était complètement mépris sur le compte des Blakeney. Pire, il avait été incapable de suivre Charlie Jones dans ses extrapolations concernant Le Roi Lear, et de percevoir le terrible parallélisme qui se dissimulait derrière les inscriptions et les couteaux de poche. Mrs Spede ne lui avait-elle pas dit que le couteau trouvé sur le sol de la salle de bains provenait du tiroir de la cuisine? Pour la couronne, il pensait avoir compris. Celui ou celle qui avait orné d'orties Mrs Gillespie avait vu une ressemblance symbolique entre elle et le roi Lear. Comment, dans ce cas, avait-il pu se lancer sur la fausse piste Ophélie? Le «trophée herbeux», se souvint-il. Le docteur Blakeney en avait parlé dans la salle de bains.
Une grande tristesse l'envahit. Ce pauvre Tommy Cooper! Un vieil idiot un tantinet lubrique, auquel une femme qui aurait pu être sa fille avait tourné la tête.
Une heure plus tard, le commissaire Jones prit place sur la chaise posée en face de Jack, mit le magnétophone en route, déclina l'heure, la date et le nom des personnes présentes. Puis se frotta les mains d'un air de défi.
«Eh bien, Mr Blakeney, j'attendais ce moment avec impatience. » Il adressa un sourire épanoui à Cooper, assis le dos au mur, les -yeux fixés sur le plancher. « Mon inspecteur m'a mis l'eau à la bouche avec ce qu'il m'a raconté sur vous, sans parler de vos démêlés avec la police de Bournemouth et de votre récente expédition à Cedar House. »
Jack noua ses mains derrière sa nuque et le considéra d'un air hargneux.
« Alors j'espère ne pas vous décevoir.
- Je n'en doute pas une seconde.» Il joignit ses doigts et les posa sur la table devant lui. «Laissons pour l'instant de côté Mrs Lascelles et l'incident à Bournemouth et occupons-nous de votre relation avec Mrs Gillespie. » Il paraissait très content de lui. «Je crois avoir élucidé la question de la couronne de fleurs qu'elle portait dans son bain. Rien à voir avec Ophélie. Plutôt avec le roi Lear. Je viens de vérifier. À la scène IV de l'acte IV, Cordélia le décrit "couronné d'âcre fumeterre, d'ivraie et de nigelle, de bardache, de ciguë, d'orties, de coucous". Puis, à la scène VI, on trouve cette indication : "Entre Lear, fantastiquement paré de fleurs." Êtes-vous d'accord avec moi, Mr Blakeney?
- Il m'avait en effet semblé que la comparaison avec Ophélie ne collait pas. Quand Sarah m'a décrit la scène, j'ai tout de suite songé à Lear.
- Sans compter que Lear permet de mieux comprendre les choses. »
Jack leva un sourcil irrité.
«Vraiment?
- Mais bien sûr.» Il se frotta les mains avec jubilation. «Voilà ce que cela donne, à mon avis : Lear a trois filles, dont deux ingrates, Gonerille et Régane, et une pleine d'affection, Cordélia. Il bannit Cordélia parce qu'elle refuse de le flatter à l'aide de mots grandiloquents. En revanche, il récompense Gonerille et Régane, qui sont assez fourbes pour lui mentir afin d'obtenir leur part de sa fortune. Gonerille et Régane représentent Joanna et Ruth Lascelles. Cordélia, le fils de Mrs Gillespie, l'enfant qu'elle a abandonné et auquel elle n'a jamais versé un sou.» Il soutint le regard de Jack. « Dans la pièce, Cordélia vole au secours de son père victime de la brutalité de ses sœurs, et c'est aussi ce qui se passe dans la réalité, bien que de manière purement métaphorique, bien entendu. Ni Joanna ni Ruth ne se sont montrées véritablement brutales avec Mrs Gillespie, simplement elles l'ont affreusement déçue. » Il tapa ses index l'un contre l'autre. «Or voilà que Cordélia, alias l'enfant jadis abandonné par Mathilda, réapparaît comme par miracle pour lui rappeler que l'amour existe encore, que son malheur n'est pas aussi grand qu'elle le pensait et, en dernière instance, qu'elle a donné la vie à au moins un être possédant des qualités dont elle puisse être fière. Qu'en dites-vous, Mr Blakeney?
- Que vous avez beaucoup d'imagination. »
Charlie eut un petit rire.
« Reste à savoir qui est Cordélia ? »
Jack ne répondit pas.
« L'enfant est-il venu ici pour voir sa mère ou est-ce le hasard qui l'a ramené à elle ? Qui a reconnu qui, je me le demande ? »
À nouveau, Jack ne répondit pas et les sourcils de Jones se touchèrent en une expression inquiétante.
«Naturellement, vous n'êtes pas obligé de répondre, Mr Blakeney, mais vous auriez tort d'oublier que j'enquête pour l'heure sur un meurtre et une tentative de meurtre. Le silence ne vous aidera pas, sachez-le bien.»
Apparemment peu sensible à ces menaces, Jack eut un haussement d'épaules.
« Même si ce que vous venez de dire est vrai, qu'est-ce que cela a à voir avec la mort de Mathilda?
- Dave Hughes m'a raconté aujourd'hui une histoire intéressante. Il prétend vous avoir vu nettoyer l'inscription d'une pierre tombale au cimetière de Fontwell, et cela avec une telle application qu'il est allé lire l'inscription après votre départ. Vous vous souvenez de ce qu'elle disait?
- "George Fitzgibbon 1789-1833. Ai-je mérité d'être méprisé / Par mon créateur plein de sagesse et de bonté ? / Puisque c'est vous qui m'avez fait naître / Avec moi une partie de vous doit disparaître." J'ai consulté le registre de la paroisse. Il est mort de la syphilis après avoir mené une existence dissolue. Quatre mois plus tard, sa pauvre femme Maria succombait au même mal. Elle fut enterrée près de lui, mais n'eut pas droit à une pierre tombale parce que ses enfants refusèrent d'en faire les frais. À la place, le registre contient une épitaphe qui vaut largement celle de son mari : "George était robuste, grossier et pervers / Il m'a donné la vérole et rôtit en enfer." Clair et net. En comparaison, l'inscription de George est d'une ridicule hypocrisie.
- Tout dépend de ce que George entendait par son créateur. Peut-être était-ce sa mère qu'il voulait expédier avec lui dans l'au-delà. »
D'un geste désinvolte, Jack traça un triangle sur la table. «Qui vous a dit que Mathilda avait eu un fils? J'espère pour vous qu'il s'agit d'une source bien informée, sans quoi tout le beau raisonnement que vous avez bâti là-dessus risque de tomber à l'eau. »
Jones croisa le regard de Cooper, mais ignora son froncement de sourcils anxieux. De fait, la probabilité qu'ils puissent taire les confidences de Jane Marriott avait toujours été extrêmement mince.
« Mrs Marriott, dont le mari est le père de l'enfant. - En effet, c'est ce qui s'appelle être bien informé. » Il vit une lueur d'excitation briller dans le regard de Jones et sourit avec un amusement sincère. «Mathilda n'est pas ma mère, commissaire. Remarquez que cela ne m'aurait pas déplu. J'avais de l'affection pour elle. » Jones eut un haussement d'épaules. «Alors Mrs Gillespie a menti en prétendant avoir eu un fils et Cordélia n'est autre que votre femme. Il faut que ce soit l'un de vous deux, sans quoi elle n'aurait pas laissé un tel testament. Elle ne voulait pas répéter l'erreur de Lear en léguant sa fortune à des filles indignes. »
Jack sembla sur le point de nier, mais se ravisa. «Si Mathilda a dit à Jane Marriott qu'elle avait eu un garçon, c'est uniquement, j'imagine, pour la faire bisquer. Elle ne prononçait jamais son prénom et l'appelait la "chochotte du cabinet médical". C'était cruel de sa part, mais Mathilda était souvent cruelle. Parce qu'elle était aussi profondément malheureuse. » Il s'interrompit pour rassembler ses pensées. «Elle m'a parlé de sa liaison avec Paul peu après que j'eus fini son portrait. Elle affirmait qu'il manquait quelque chose pour que le tableau fût complet, et que c'était la culpabilité. Ce sentiment ne cessait de la torturer. Elle se sentait coupable de s'être débarrassée de l'enfant, coupable de ne pas avoir été à la hauteur, coupable d'avoir pris comme prétexte de sa décision les cris que pousseraient inévitablement Joanna et, en définitive, je suppose, coupable de son incapacité à éprouver de l'affection. » Il se tut à nouveau un bref instant. «C'est alors que Sarah a fait son apparition et Mathilda l'a reconnue. » Il vit l'expression d'incrédulité de Charlie Jones. «Pas tout de suite et pas comme étant l'enfant qu'elle avait abandonnée, mais peu à peu, au fil des mois. Bien des détails correspondaient. Sarah avait l'âge adéquat, elle est née le même jour que le bébé et ses parents ont vécu à Londres dans le quartier où Mathilda avait son appartement. Plus important, Mathilda trouvait que les manières de Sarah et celles de Joanna se ressemblaient. Elle prétendait qu'elles avaient le même sourire, la même façon d'incliner la tête, la même habitude de vous regarder dans le blanc des yeux quand vous leur parliez. Dès le départ, conformément à sa nature, Sarah a pris Mathilda comme elle était et, pour la première fois depuis des années, Mathilda a eu l'impression d'être appréciée à sa juste valeur. Tout cela a fini par former un tout. Mathilda était à tel point persuadée d'avoir retrouvé la fille qu'elle avait perdue qu'elle m'a contacté pour que je lui fasse son portrait.» Il sourit d'un air piteux. « Je croyais enfin tenir ma chance, mais ce n'était, bien entendu, qu'un prétexte pour obtenir davantage de renseignements de la seule personne dans son entourage connaissant suffisamment Sarah pour lui en fournir.
- Mais vous l'ignoriez quand vous avez fait son portrait ?
- Oui. Je me demandais pour quelle raison elle s'intéressait autant à nous, pourquoi elle voulait savoir comment étaient nos parents, d'où ils venaient, si nous avions des frères et sœurs, ce que je pensais de ma belle-famille. Elle ne se bornait pas à me questionner sur Sarah, vous comprenez. Sans cela, j'aurais probablement eu des soupçons. De sorte que, quand elle a fini par me dire que Sarah était l'enfant qu'elle avait eue jadis, cela m'a laissé pantois.» Il eut un haussement d'épaules résigné. «Je savais que c'était impossible, parce que Sarah n'a pas été adoptée.
- C'est la première question que Mrs Gillespie a dû vous poser ?
- Pas vraiment. Elle ne s'est jamais exprimée de façon aussi directe.» Il eut un nouveau haussement d'épaules devant le scepticisme manifesté par son interlocuteur.
«Vous oubliez que, mis à part Jane Marriott, personne à Fontwell ne connaissait l'existence de cette enfant et que Mathilda avait trop de fierté pour mettre le village au courant de ses faiblesses. Elle n'aspirait pas à une expiation publique, mais seulement intérieure. Le moment où elle a été le plus clair, c'est lorsqu'elle m'a demandé si Sarah s'entendait bien avec sa mère. Je lui ai répondu que non, qu'elles n'avaient rien en commun. Je me souviens même de lui avoir dit : "Elles diffèrent tellement dans leur apparence, leur façon de parler et d'agir, que j'ai parfois du mal à croire qu'elles sont de la même famille." Je ne parlais pas sérieusement, mais Mathilda s'est servie de cela pour bâtir des châteaux en Espagne. Un peu comme vous êtes en train de le faire, commissaire.
- Pourtant, elle avait déjà pris sa décision avant que vous ne commenciez son portrait, Mr Blakeney. Sauf erreur de ma part, sa première visite à Mr Duggan au sujet du testament remonte au mois d'août.
- C'était une sorte de foi, répondit simplement Jack. Je ne vois pas d'autre mot. Elle éprouvait la nécessité de dédommager l'enfant qui n'avait rien eu et il fallait que cette enfant fût Sarah. Il ne lui est sans doute jamais venu à l'esprit que la similitude des âges, des anniversaires et des comportements pouvait être une simple coïncidence. Elle avait adopté cette version et tout ce qu'elle attendait de moi, c'était de combler les lacunes. » Il passa une main dans ses cheveux. «Si j'avais su plus tôt ce qu'elle avait en tête, je l'aurais détrompée, mais je ne m'en suis pas rendu compte sur le moment et n'ai fait, en réalité, que la conforter dans son opinion.
- Le docteur Blakeney se doute de quelque chose ?
- Non. Mathilda tenait à ce qu'elle n'en sache jamais rien. Elle m'a fait lui promettre de ne pas en parler. Elle était terrifiée à l'idée que Sarah pourrait changer d'attitude, cesser de l'aimer, voire la rejeter complètement, et je préférais de beaucoup cette solution, parce qu'elle ne causait de tort à personne.» Il se frotta la joue. «Je ne savais pas quoi faire, vous comprenez, et j'avais besoin de temps afin d'imaginer un moyen de lui ouvrir les yeux en douceur. Si je lui avais dit brutalement la vérité, elle aurait eu l'impression qu'on lui enlevait à nouveau son bébé.
- Quand cela se passait-il, Mr Blakeney? demanda Jones.
- Environ deux semaines avant sa mort.
- Pourquoi vous l'a-t-elle dit, si elle ne voulait pas qu'on le sache ? »
Jack ne répondit pas tout de suite.
« À cause du portrait, déclara-t-il au bout d'un moment. Je suis allé le lui montrer. Il me restait un peu de travail à faire avant d'avoir fini, mais je voulais voir sa réaction pour la mettre dans le tableau. Il est arrivé que les gens réagissent de façon surprenante, qu'ils se montrent indignés, bouleversés, flattés, irrités ou déçus. Chaque fois, je l'ai indiqué sous ma signature, si bien que ceux qui possèdent le code peuvent savoir ce que pensait le modèle de ma vision de sa personnalité. Une sorte de clin d'œil. Mathilda, pour sa part, a été extrêmement peinée. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi accablé.
- Le portrait ne lui a pas plu ? interrogea Jones.
- Au contraire. Elle pleurait sur la femme qu'elle aurait pu devenir. » Ses yeux s'embuèrent à cette évocation. « Elle m'a dit que j'étais la première personne à lui avoir témoigné de la compassion.
- Je ne comprends pas. »
Jack jeta un coup d'œil à l'inspecteur qui s'obstinait à regarder par terre.
«Tommy, lui, comprend fort bien. N'est-ce pas, mon vieux?»
Quelques secondes s'écoulèrent avant que Cooper lève la tête.
«La couleur dorée au centre du tableau, dit-il. Mathilda, telle qu'elle était avant que le malheur s'abatte sur elle et l'anéantisse. »
Jack le considéra avec tendresse.
«Bon Dieu, Tommy, s'exclama-t-il, comment se fait-il que je sois le seul à apprécier vos qualités ! Décidément, rien ne vous échappe. »
Quand j'ai annoncé à père que j'étais enceinte, il a failli s'évanouir. Quel magnifique exemple de lâcheté. Gerald, en revanche, était plutôt content. « C'est moi le père, Matty ? » m'a-t-il demandé. J'aurais dû en être indignée, mais pas du tout. J'ai été plutôt touchée de voir à quel point son œuvre l'enchantait.
Bien entendu, père tient à ce que je me fasse avorter, et pas uniquement à cause des risques de scandale. Selon lui, le bébé sera encore plus dégénéré que Gerald. J'ai refusé. Pour rien au monde je n'approcherais une faiseuse d'anges, et père ne me propose rien d'autre. Il prétend connaître quelqu'un, à Londres, qui ne me prendrait pas cher, mais je me méfie de lui. Il n'est pas question que je confie ma vie à quelque incompétente usant d'aiguilles à tricoter et de gin. De toute façon, si l'enfant est aussi mal en point que père le prédit, il ne vivra pas longtemps Si Gerald est encore bien-portant parmi nous, c'est que sa mère l'a nourri avec dévotion pendant des années.
À toute chose, malheur est bon. Gerald n'a jamais été aussi accommodant qu'en ce moment. Savoir que je porte son enfant a gommé de sa mémoire jusqu'au moindre souvenir de Grâce. Cela veut dire qu'il va falloir que je me marie pour donner à l'enfant une légitimité. La façon dont James Gillespie me fait la cour m'ennuie profondément, mais, si je le veux, il m'épousera dès demain. Père dit qu'il est homosexuel et a besoin d'une femme par souci de respectabilité. J'ai besoin d'un mari pour la même raison et j'arriverai bien à le supporter durant quelques mois, jusqu'à ce que l'enfant naisse.
J'ai demandé à père de faire bonne contenance - ce que cet imbécile est incapable de faire - et de nous laisser son appartement à Londres. Une fois l'enfant né, je reviendrai à la maison. Père n'aura qu'à dormir au club lors des rares - très rares, maintenant - occasions où il est assez sobre pour assister aux débats à la Chambre. Ce soir, il a pleuré comme un ivrogne tout en me traitant de monstre et en prétendant qu'il avait tout au plus voulu que je sois gentille avec Gerald et que je fasse en sorte qu'il soit heureux.
C'est Grâce, pas moi, qui a dépucelé Gerald, et père le sait bien. Et puis, comment voulait-il que je rende heureux un crétin au grand appétit sexuel ? En faisant des parties de bridge ? En discutant de Platon ? Mon Dieu ! Quel mépris j'éprouve à l'égard des hommes! Peut-être suis-je un monstre, après tout...
18
Jones pianota sur la table avec impatience.
«Vous avez déclaré à l'inspecteur que vous vous trouviez à Stratford en compagnie d'une comédienne le soir de la mort de Mrs Gillespie. C'est faux. Nous avons vérifié. Selon Miss Bennedict - il consulta un bout de papier - elle en a par-dessus la tête et ne veut plus entendre parler de vous.
- Exact.» Il sourit avec amabilité. «Elle n'a pas apprécié le portrait que j'ai fait d'elle. Depuis, elle a une dent contre moi.
- Dans ce cas, pourquoi avoir donné cet alibi?
- Parce que j'avais dit à Sarah que j'étais là-bas et qu'elle écoutait quand l'inspecteur m'a posé la question.»
Jones eut un froncement de sourcils, mais n'insista pas.
« Où étiez-vous, si ce n'est pas à Stratford ?
- À Cheltenham. » Il posa ses mains derrière sa nuque et se mit à contempler le plafond.
«Pouvez-vous le prouver?
- Oui.» Il débita un numéro de téléphone. «C'est le numéro du père de Sarah. Il vous confirmera que je me trouvais chez lui du vendredi six heures du soir au dimanche midi.» Il lança un regard placide au commissaire. «Il est juge de paix, aussi vous n'avez rien à craindre, il ne vous mentira pas.
- Pour quelle raison êtes-vous allé le voir?
- Je me disais qu'il possédait peut-être des documents qui m'aideraient à convaincre Mathilda que Sarah n'était pas sa fille. Je savais pouvoir lui parler librement, sans risquer une indiscrétion. Si je m'étais adressé à la mère de Sarah, elle se serait empressée de vendre la mèche et Sarah aurait voulu savoir pourquoi je désirais des preuves qu'elle n'avait pas été adoptée. De même, elle m'aurait demandé pourquoi j'étais allé voir son père, si bien que je lui ai raconté que je me trouvais avec Sally pour qu'elle ne se doute de rien. » Il prit soudain un air songeur. «Ce n'est probablement pas ce que j'ai fait de mieux.»
Jones ignora cette remarque.
« Son père possédait-il quelque chose ?
- Non. Il m'a dit qu'il n'avait aucun papier et que je devais demander à la mère de Sarah. Je pensais tenter le coup le week-end suivant, mais, le samedi, Mathilda était morte et cela ne présentait plus d'intérêt.
- Et vous n'en avez toujours pas parlé à votre femme ?
-Non.
- Pourquoi ?
- J'avais promis à Mathilda de ne pas le faire, répondit-il d'une voix égale. Si elle avait voulu que Sarah le sache, elle le lui aurait dit en se servant de la bande vidéo.
- Avez-vous une idée de ce qui l'a retenue?»
Jack eut un geste vague.
«Je suppose qu'elle avait décidé de taire à jamais certaines choses. Il y avait trop de secrets dans sa vie dont elle craignait, en avouant que Sarah était sa fille, qu'on les découvre un jour ou l'autre. Et, de fait, elle n'avait pas tort. Voyez ce que Tommy a réussi à dénicher.
- Ce serait arrivé de toute façon. Dès l'instant où ils auraient appris qu'elle avait légué sa fortune à son médecin, les gens se seraient mis à poser des questions.
- Mais elle n'avait pas prévu que la police ferait de même, parce qu'elle ignorait qu'elle serait assassinée. En outre, pour autant que je puisse en juger d'après ce que m'a dit Sarah du contenu de la bande vidéo, elle s'est évertuée à dissuader Joanna et Ruth d'intenter un procès en la parsemant d'allusions à leur façon de vivre, afin de donner à l'avocat de Sarah de quoi se régaler au cas où un conflit serait inévitable.» Il eut un haussement d'épaules. «Si elles ont aujourd'hui l'impression qu'elles pourraient obtenir gain de cause auprès d'un tribunal, c'est uniquement parce que Mathilda a été assassinée. Quoi qu'elles aient fait par le passé, cela ne pèse en effet pas lourd à côté. »
Derrière lui, Cooper sembla s'animer soudain.
«Mais cette bande vidéo est truffée de mensonges, notamment en ce qui concerne ses relations avec son oncle et son époux. Mrs Gillespie se pose en victime des deux, ce que le récit de Mrs Marriott conteste en grande partie. Pour elle, Mathilda n'avait aucun scrupule et pouvait recourir au chantage et au meurtre si nécessaire. Quelle version faut-il croire ? »
Jack se tourna vers lui.
«Je l'ignore. Les deux probablement. Elle ne serait pas la première victime à avoir essayé de se venger.
- Et cette histoire d'arriération mentale de son oncle? Sur la bande, elle le présente comme une brute alcoolique qui l'a violée quand elle avait treize ans, alors que Mrs Marriott le décrit comme un être absolument minable. Comment expliquez-vous ça ?
- Je n'en sais rien. Elle ne m'en a jamais parlé. Je peux seulement vous répéter qu'elle était profondément affectée par ses échecs affectifs et que, lorsque je lui ai montré le portrait avec la forme de la muselière, elle a fondu en larmes et m'a dit que j'étais la première personne à lui témoigner de la compassion. Ce qui, pour moi, signifiait que j'étais la première personne à voir en elle une victime, mais je peux me tromper. Vous êtes libre de penser autrement.
- Ce serait sûrement plus facile si nous avions retrouvé ses carnets », laissa tomber Cooper.
Jack ne répondit pas et la pièce demeura silencieuse, avec seulement le bourdonnement du magnétophone pour troubler les méditations incertaines d'au moins deux des protagonistes. Jones, qui avait abordé cet interrogatoire convaincu que Jack Blakeney passerait la nuit en cellule, se sentait peu à peu gagné par la même ambivalence que n'avait cessé d'éprouver Cooper à l'égard de cet homme.
- Pourquoi avoir dit ce matin à Mrs Lascelles que vous aviez tué sa mère, alors que vous possédiez un alibi pour le soir du meurtre? finit-il par demander en feuilletant ses papiers.
- Je n'ai rien dit de tel.
- C'est pourtant ce qu'elle a déclaré dans sa déposition.
- Je ne l'ai pas dit.
- Elle affirme le contraire.
- Elle l'a peut-être cru. C'est tout à fait différent. »
Jones réfléchit un instant. Il avait le désagréable pressentiment que la question suivante ne serait pas plus fructueuse, mais il la posa tout de même.
« Pourquoi avez-vous essayé de tuer Mrs Lascelles ?
- Je n'ai pas essayé de la tuer.
- Elle a déclaré, je cite : "Jack Blakeney m'a plaquée contre le mur et a commencé à m'étrangler. Si Violette n'était pas intervenue, il m'aurait tuée." Est-ce qu'elle ment?
- Non. Elle l'a sans doute cru.
- Mais ce n'est pas vrai ?
- Non.
- Vous n'avez pas essayé de l'étrangler ?
- Non.
-Je dois vous dire, Mr Blakeney, que, selon ce rapport, elle portait des traces de strangulation au cou quand le car est arrivé à Cedar House à la suite de l'appel que nous avions reçu. Par conséquent, quelqu'un a bien essayé de l'étrangler et ce quelqu'un, d'après elle, c'est vous. » Il se tut dans l'attente d'une réponse. Comme rien ne venait, il changea de tactique. « Étiez-vous à Cedar House aux environs de dix heures trente ce matin?
-Oui.
- Avez-vous serré la gorge de Mrs Lascelles ?
- Oui.
- Était-elle en droit de penser que vous vouliez la tuer?
- Oui.
- Vouliez-vous la tuer?
- Non.
- Alors videz votre sac ! Pourquoi êtes-vous allé là-bas?
- Pour vous montrer, bande d'ahuris, que vous vous étiez fourré le doigt dans l'œil une fois de plus! D'accord, ce n'était guère raisonnable et je me serais sûrement abstenu si
votre collègue ne m'avait mis les nerfs à vif la nuit dernière.» Ce souvenir alluma une lueur de colère dans ses yeux. «Je me moque bien de ce qui peut m'arriver. En réalité, je m'attendais même à ce qu'il m'inculpe et balance mon dossier à un juge d'instruction. En revanche, je me fais du souci pour Sarah, et encore plus pour Ruth en ce moment. Il les a toutes les deux traitées comme les dernières des criminelles et j'ai décidé que la coupe était pleine. Joanna n'a plus rien à perdre, j'imagine, mais pas sa fille, et je tiens à ce que cette pauvre gosse puisse rapidement tirer un trait sur cette horrible histoire.» Il aspira une goulée d'air. «Bref, j'ai passé une bonne partie de la nuit à me creuser les méninges, ce que vous auriez dû faire depuis longtemps, et j'ai fini par découvrir qui a tué Mathilda et pourquoi. Et, croyez-moi, ce n'était pas difficile à deviner. »
Jones n'en douta pas. Tout comme Cooper, il ne pouvait résister au charisme de son interlocuteur.
«Mrs Lascelles ! lança-t-il avec conviction. Elle a toujours figuré en tête de liste.
- Non, et j'ai voulu m'en assurer ce matin. Elle en aurait été parfaitement capable, je vous le concède. Elle possède à peu de chose près le caractère de sa mère et, si Mathilda était capable de tuer pour arriver à ses fins, alors Joanna aussi. On ne grandit pas dans une atmosphère aussi aberrante sans en garder soi-même quelques traces. Cependant, la relation de Joanna avec Mathilda était des plus ambiguë. En dépit du reste, je croirais volontiers qu'elles étaient extrêmement attachées l'une à l'autre. Peut-être cet attachement reposait-il tout simplement sur une compréhension mutuelle. Mieux vaut un danger que l'on connaît qu'un danger que l'on ignore.
- Très bien, fit Jones d'un ton patient. Mais alors, qui a tué Mrs Gillespie ?
- Il m'est impossible de le prouver. C'est votre boulot. Tout ce que je peux faire, c'est vous rapporter mon raisonnement de cette nuit.» Il prit un temps pour mettre de l'ordre dans ses idées. « Depuis le début de l'enquête, vous vous êtes entièrement concentrés sur Sarah, moi, Joanna et Ruth, tout cela à cause du testament. Ce qui paraît assez logique compte tenu des circonstances - mais, pour peu que vous nous retiriez de l'équation, cela change radicalement les données. Supposons qu'on ne l'ait pas tuée pour son argent et partons de là. Je suis d'accord qu'elle n'a pas non plus été tuée dans un geste de colère. La colère est un sentiment violent, spontané et sa mort relève davantage de la préméditation. Trop soignée et trop symbolique. Il se peut que son assassin lui en ait voulu, cependant il ne l'a pas tuée parce qu'il était à bout de patience.» Il jeta un coup d'œil à Jones, qui acquiesça. « Cela nous laisse quoi ? La haine ? De toute évidence, un tas de gens la détestaient, mais aucun n'avait tenté de la supprimer jusque-là, pourquoi aurait-on soudain changé d'avis? La jalousie?» Il eut un haussement d'épaules éloquent. «Que pouvait-on lui envier? Elle vivait quasiment en recluse et j'imagine mal Jane Marriott accumulant pendant des années les vexations et laissant tout à coup éclater son dépit au mois de novembre. En définitive, il ne reste qu'une hypothèse, même si cela peut paraître une évidence : Mathilda a été assassinée parce qu'on voulait se débarrasser d'elle.
- Difficile de ne pas être d'accord », fit remarquer Jones avec une ironie mal contenue.
Jack l'observa un instant.
«Oui, mais pourquoi? Pourquoi voulait-on se débarrasser d'elle? Qu'avait-elle fait ou qu'était-elle sur le point de faire qui nécessitait qu'on la tue? À cette question vous n'avez jamais répondu, du moins hors du contexte du testament.
- Parce que, contrairement à vous, il me paraît assez difficile de ne pas en tenir compte.
- Cependant, ce n'est qu'un testament. Des milliers de gens en font chaque semaine, de même que des milliers de gens meurent chaque semaine. La bizarrerie de celui de Mathilda n'est plus d'aucune importance dès lors que vous innocentez de sa mort Joanna, Ruth, Sarah et moi. La façon dont elle a choisi de léguer sa fortune ne touche en effet personne d'autre. »
Cooper se racla la gorge.
« Il a raison, Charlie.
- Très bien, admit-il. Alors pourquoi a-t-elle été tuée?
- Je n'en sais rien. »
Jones leva les yeux au ciel.
«Seigneur, aidez-moi ! » grommela-t-il d'une voix acerbe.
Cooper se mit à rire sous cape.
«Continuez, Jack, ou le pauvre risque d'avoir une attaque. Nous sommes tous à cran avec cette histoire. Admettons que le testament ne soit pas le mobile du crime et que ni les Lascelles, ni vous, ni votre femme y soient pour quelque chose. Cela nous mène où ?
- À Mathilda, la muselière sur la tête. Pourquoi? Et pourquoi ces fleurs disposées avec soin tout autour de l'armature? N'est-ce pas ce fait précis qui vous a convaincu qu'elle ne s'était pas suicidée ? »
Cooper acquiesça.
«Alors la conclusion logique est que l'assassin n'a jamais voulu faire croire à un suicide. Autrement dit, il ne s'agit pas d'un quelconque idiot, mais d'un individu astucieux et extrêmement prévoyant. À mon avis, quelqu'un savait que Mathilda considérait Sarah comme sa fille, que Mathilda et Joanna avaient souffert de porter la muselière dans leur enfance, que Joanna s'occupait de décoration florale et enfin que "muselière" était le surnom donné par Mathilda à Sarah. De là toute cette mise en scène et l'allusion au Roi Lear. Si vous y ajoutez le fait que Ruth se trouvait dans la maison ce jour-là, il apparaît clairement qu'on a cherché à diriger vos soupçons sur Sarah, Joanna et Ruth - les trois filles de Lear. Ce qui n'a pas raté, encore que vous n'ayez adopté cette perspective qu'à cause du testament et parce que vous avez attribué par erreur le symbolisme de la couronne de fleurs à Ophélie. N'oubliez pas que Mathilda s'est efforcée de garder ce testament secret. Pour tout le monde, Joanna et Ruth devaient se partager l'héritage. Que Sarah pût faire valoir ses droits en tant qu'enfant naturelle abandonnée jadis représentait, au moment du meurtre, une simple éventualité et, pour le meurtrier, une sorte de bonus »
Charlie eut un froncement de sourcils
«Je ne comprends toujours pas. Étions-nous censés arrêter l'une d'entre elles? Et qui? Votre femme, à cause de la muselière? Joanna, à cause des fleurs? Ou Ruth, parce qu'elle se trouvait sur les lieux ? »
Jack haussa les épaules.
«C'est là, je pense, toute la question. En réalité, peu importait, du moment que vous concentriez votre attention sur elles.
- Mais pourquoi ? » s'exclama Jones, les dents serrées.
Jack se tourna vers Cooper, l'air gêné
«Je ne vois qu'une raison, mais je peux très bien me tromper complètement. Bon sang, s'exclama-t-il d'un ton irrité, je ne suis pas spécialiste !
- Pour semer la confusion, prononça Cooper d'un ton catégorique. On peut toujours s'appuyer là-dessus. L'assassin désirait la mort de Mrs Gillespie et la confusion qui s'ensuivrait. Et pourquoi avait-il besoin de cette confusion ? Parce que, le mystère autour de la mort de Mrs Gillespie n'ayant pas été éclairci, les choses pourraient difficilement suivre leur cours normal. »
Jack hocha la tête.
«Cela me paraît logique.»
Ce fut au tour de Jones de se perdre dans les supputations de Cooper.
«Quel cours normal?
- Celui qu'entraîne tout décès, répondit-il d'un ton grave. L'exécution des dernières volontés. Quelqu'un voulait différer la liquidation de la propriété de Mrs Gillespie. » Il réfléchit un instant. «On peut penser qu'elle s'était lancée dans un projet qui déplaisait à une certaine personne, laquelle l'a arrêtée avant qu'elle soit allée jusqu'au bout. Mais aussi que le bénéficiaire risquait de relancer ce projet dès qu'il aurait mis le pied dans la propriété. Dès lors, et à condition d'être un peu ingénieux, il suffisait, pour enrayer la machine, de jeter la suspicion sur les héritiers possibles. Qu'est-ce que vous en dites ?
- Cela me paraît plutôt tordu, répondit Jones d'un ton acide.
- L'objectif principal était de stopper Mathilda, intervint Jack. Le reste relevait seulement du flair et de l'imagination. Cela pouvait marcher ou non. Mettons qu'il s'agissait d'une sorte de pari qui, avec un peu de chance, pouvait se révéler payant.
- Sauf que cela nous ramène à notre point de départ, dit lentement Cooper. Celui ou celle qui l'a tuée la connaissait fort bien et, si nous excluons les quatre personnes qui la connaissaient le mieux, ne reste que... - il pressa ses paupières en un effort de concentration -, Mr et Mrs Spede, Mr et Mrs Marriott ainsi que James Gillespie.
- Allons, Cooper, faites un effort ! s'exclama Jack avec impatience. Les Spede sont des êtres simples qui n'auraient jamais imaginé le coup du Roi Lear même s'ils avaient eu pour cela des millions d'années. Paul et Jane ont passé leur temps à fuir Mathilda comme la peste, au point qu'ils seraient probablement incapables de s'y retrouver dans la maison, et a fortiori de savoir où elle rangeait le couteau de poche. Quant à James Gillespie, d'après ce que j'ai compris, et si ce que Duggan a raconté à Sarah est exact, plutôt que de retarder l'exécution du testament, il pousse au contraire à un règlement rapide, ce qui lui permettrait d'introduire une requête afin de récupérer ses pendules.
- Mais il n'y a personne d'autre.
- Si et j'en ai eu la preuve ce matin ! » Il abattit son poing sur la table. «C'est l'implication de Ruth qui aurait dû vous alerter. Quelqu'un savait qu'elle se trouvait dans la maison ce jour-là et pouvait donc figurer parmi les suspects. Vous n'avez pas cessé de tourner autour du pot et, pourtant, selon Sarah, vous n'avez appris la présence de Ruth que parce qu'une lettre anonyme vous en avait informé. Qui a envoyé cette lettre?» Il tapa du plat de la main sur la table en voyant Cooper blêmir soudain. « Et qui a secouru Joanna ce matin ? »
Violette Orloff ouvrit la porte et considéra la feuille de papier sous plastique que tenait devant lui l'inspecteur Cooper. Il la retourna et lut : «"Ruth Lascelles se trouvait à Cedar House le jour de la mort de Mrs Gillespie. Elle lui a volé des boucles d'oreilles. Joanna Lascelles se prostitue à Londres. Demandez-lui ce qu'elle fait de son argent. Demandez-lui aussi pourquoi elle a essayé de tuer sa fille et pourquoi Mrs Gillespie pensait qu'elle était folle." Est-ce vous qui avez écrit ceci, Mrs Orloff? demanda-t-il avec sa gentillesse habituelle.
- C'est Duncan. Nous voulions seulement... rendre service», murmura-t-elle. Son regard glissa jusqu'à la haute silhouette de Charlie Jones, qui avait remonté le col de sa canadienne autour de son visage morne. Elle parut rassurée par l'absence d'hostilité des deux policiers «Je sais, nous aurions dû venir en personne, mais c'est si... difficile.» Elle eut un geste vague en direction de l'autre partie de la maison. «Après tout, nous sommes voisins et Duncan a horreur des disputes. » Elle eut un sourire timide. « Mais, bien sûr, quand un crime a été commis... Je veux dire, comment la police pourrait-elle arrêter le coupable si les gens qui savent des choses les gardent pour eux? Il paraissait plus... sage, en quelque sorte, de ne pas apparaître personnellement. Vous comprenez, n'est-ce pas?
- Parfaitement, répondit Jones avec un air encourageant, et nous vous remercions pour le mal que vous vous êtes donné.
- De rien. J'ai insisté auprès de Duncan.
- Il n'était pas d'accord avec vous?»
Elle jeta un regard prudent par-dessus son épaule, puis tira la porte derrière elle.
«Pas... vraiment. Il est devenu si nonchalant depuis que nous sommes ici : il ne sort plus, ne veut pas qu'on dérange son train-train et se méfie de ce qu'il appelle les complications. Il dit que, maintenant qu'il est à la retraite, il a bien le droit de vivre en paix, sans avoir à se... faire du souci. Évidemment, il n'est pas en très bonne santé, ce qui n'arrange rien. Malgré tout, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il n'est pas bien d'être aussi... - elle chercha le mot juste - timoré.
- Alors la mort de Mrs Gillespie a dû être un choc, avec toutes les allées et venues de la police dans la maison et le retour de Mrs Lascelles et de sa fille.
- Ça ne l'a pas particulièrement... ravi, admit-elle, mais il a vite compris qu'on ne pouvait rien y faire. Inutile de t'énerver, qu'il me disait. Attends un peu, les choses finiront bien par se calmer.
- Tout de même, intervint Cooper, cela doit être éprouvant de ne pas savoir ce que va devenir Cedar House, à présent que Mrs Gillespie est morte. Il est probable que la maison sera vendue et le choix de l'acquéreur vous échappera totalement.
- C'est ce que je n'arrête pas de lui dire. Duncan en serait... malade de se retrouver avec toute une marmaille à côté.» Elle baissa la voix. «Je sais bien qu'il ne faut pas se réjouir du malheur des autres, mais j'avoue que cela a été un soulagement de constater que le docteur Blakeney et Joanna se chamaillaient au sujet du testament. Elles vont s'intenter un procès et, comme dit Duncan, ces choses-là prennent des années.
- Pendant lesquelles la maison sera vide.
- Ma foi... exactement.
- Mrs Lascelles est donc bien décidée à attaquer le testament?
- Oh, oui.
- Elle vous l'a dit?»
Violette Orloff eut à nouveau l'air coupable.
«Je les ai entendues, le docteur et elle, en parler dans le salon. Je n'ai pas l'habitude d'espionner, en règle générale, mais... » Elle s'interrompit.
«Vous étiez inquiète et vouliez savoir ce qui se passait, suggéra charitablement Jones.
- Ma foi... exactement, répéta-t-elle. Il faut bien que quelqu'un s'en préoccupe. Si cela ne tenait qu'à Duncan, nous n'aurions aucune idée du genre de voisins auquel nous attendre avant qu'ils soient déjà installés.
- Comme avec Mrs Gillespie, vous voulez dire. Je suppose que, d'une manière ou d'une autre, vous avez fini par apprendre un tas de choses sur elle. »
Violette Orloff pinça les lèvres en une expression désapprobatrice.
«Bien forcé. Elle ne se rendait sans doute pas compte combien elle avait la voix perçante. Extrêmement... perçante, vous savez, et elle n'avait cure de l'opinion des autres. A vrai dire, je n'ai jamais vraiment écouté, mais Duncan la trouvait quelquefois amusante, en particulier quand elle se montrait désagréable au téléphone, ce qui lui arrivait souvent. Elle critiquait les gens à propos des choses les plus... insignifiantes et pensait qu'on ne l'entendait pas à moins qu'elle ne se mette à crier. C'était tout à fait stupide de sa part. »
Jones hocha la tête comme pour acquiescer.
«Dans ce cas, je suis surpris que vous n'ayez rien entendu le soir où on l'a tuée. Elle a certainement parlé à son assassin.»
Violette Orloff se mit à rougir.
« Non. Duncan n'a entendu aucun bruit de voix. »
Il feignit de ne pas remarquer son embarras.
«Et vous-même, Mrs Orloff? Avez-vous entendu quelque chose ?
- Mon Dieu ! gémit-elle, ce n'est pourtant pas un crime, en dépit de tous les reproches que me fait Duncan là-dessus. J'ai l'habitude, le soir, de prendre une goutte de whisky, pas plus. Duncan a horreur de l'alcool et n'est pas d'accord avec moi, mais, comme je dis toujours, quel mal y a-t-il à cela? Mathilda l'a fait pendant des années - d'après elle, il aurait été absurde de s'en priver - et elle buvait bien plus que moi.» Elle baissa la voix. «Ce n'est pas comme si j'étais... alcoolique.
- Bien sûr, répondit Jones avec chaleur. Moi-même, si je ne prenais pas chaque soir un petit verre avant d'aller me coucher, j'aurais bientôt les nerfs en capilotade.
- Ma foi... exactement, répéta-t-elle comme un refrain. Sauf que je m'endors devant la télévision et que, naturellement, je me suis endormie aussi ce soir-là. Il faut dire que j'avais passé la journée à Poole avec ma sœur et que cela me fatigue de plus en plus. Je ne suis plus toute jeune, voyez-vous, et j'avoue que, depuis, je n'ai pas cessé de me ronger les sangs en me demandant si Mathilda n'avait pas appelé au secours. Duncan... jure que non, mais, vous savez, il tient tellement à sa tranquillité qu'il a très bien pu se persuader qu'elle était simplement en pétard.
- Avez-vous une idée de l'heure à laquelle vous vous êtes endormie? demanda Cooper, apparemment plus intéressé par l'état de ses chaussures que par la réponse.
- Très... tôt, souffla-t-elle. Après dîner, nous nous sommes assis pour regarder Le Rendez-vous inattendu et, ensuite, Duncan s'est mis à me secouer en me disant que je ronflais et que je l'empêchais de suivre les actualités sportives. J'étais drôlement vannée. Je suis montée me coucher et j'ai dormi comme une masse jusqu'au lendemain matin. Même que, si j'étais restée éveillée, j'aurais peut-être pu faire quelque chose pour cette pauvre Mathilda.»
Et c'était sûrement vrai.
Jones désigna la porte d'un geste.
«Pouvons-nous parler à votre mari, Mrs Orloff?
- Est-ce vraiment nécessaire? Il ne vous dira rien et sera... grognon le reste de la journée.
- Je crains que ce ne soit inévitable. » Il tira un papier de sa poche avec un air contrit. «Nous avons aussi un mandat de perquisition, mais je vous promets de faire très attention. Bailey ! Jenkins ! Watts ! appela-t-il. Venez, les gars Allons-y. »
Quelque peu déconcertée par ce brusque retournement de situation, Violette Orloff recula humblement, tandis que Jones, Cooper et les trois agents s'engouffraient dans le couloir. Elle les suivit à pas furtifs, telle une ombre, et alla s'enfermer dans la cuisine.
Duncan Orloff regarda attentivement les deux officiers de police comme ils pénétraient dans l'étroit living-room, mais ne manifesta aucun signe de contrariété devant cette soudaine intrusion dans son intimité.
« Pardonnez-moi si je ne me lève pas, dit-il poliment, mais j'ai de plus en plus de difficulté à me déplacer. » Il indiqua un frêle canapé à deux places et leur fit signe de s'asseoir. Avec la même politesse, ils déclinèrent l'invitation, de peur que le siège ne s'écroule sous leurs poids combinés. «J'ai déjà rencontré l'inspecteur Cooper, mais je n'ai pas l'impression de vous connaître, monsieur, reprit-il en examinant avec curiosité le second policier.
- Commissaire Jones.
- Enchanté.»
Charlie Jones inclina légèrement la tête en guise de salut. Il sentit soudain le doute l'envahir en contemplant ce gros homme dans son vaste fauteuil, son ventre tombant sur ses cuisses comme la chair d'une saucisse fendue. Un être aussi corpulent et gauche aurait-il pu exécuter ce travail d'artiste qu'avait été la mort de Mrs Gillespie ? Aurait-il seulement pu s'extraire de cette pièce sans éveiller sa femme ? Jones écouta la respiration sifflante de son interlocuteur, qui semblait lutter à chaque aspiration contre le poids écrasant de son corps, et se souvint de la description faite par Hughes de l'homme qui s'était introduit par la porte de derrière en se servant de la clé : Il parlait très lentement, d'une voix sourde, comme s'il avait un problème aux poumons.
- Mrs Gillespie savait-elle que vous étiez au courant à propos de la clé cachée sous le pot de fleurs ? » demanda-t-il de but en blanc.
Duncan Orloff parut surpris.
« Je ne comprends pas, commissaire.
- Aucune importance. Un témoin vous a identifié. Quelqu'un qui se trouvait là quand vous êtes entré un matin de septembre. »
Le gros homme se contenta de sourire et de secouer ses bajoues en un signe de dénégation.
« Entré où ça ? »
Il y eut un raclement au-dessus de leurs têtes, sans doute un agent qui déplaçait un meuble, et Orloff leva les yeux vers le plafond.
«Qu'est-ce que tout cela signifie?»
Jones sortit le mandat et le lui tendit.
« Nous essayons de retrouver les carnets de Mrs Gillespie, ou, plus probablement, ce qu'il en reste. Nous avons des raisons de penser que vous les avez volés dans la bibliothèque de Cedar House.
- Comme c'est curieux !
- Vous niez?»
Il rit doucement.
«Bien sûr. Je ne savais même pas qu'elle avait ces carnets. »
Charlie Jones changea son fusil d'épaule.
« Pourquoi ne pas avoir dit à mon inspecteur, le lundi suivant le meurtre, que Miss Ruth Lascelles se trouvait à Cedar House dans l'après-midi? Et aussi que Mrs Jane Marriott s'était disputée le matin avec Mathilda Gillespie ?
- Comment aurais-je pu lui dire ce que j'ignorais moi-même?
- Si vous étiez ici, Mr Orloff, vous ne pouviez pas ne pas le savoir. Jane Marriott prétend que Mrs Gillespie et elle se sont mises à crier, et Ruth qu'elle a sonné à l'entrée parce qu'elle avait oublié sa clé à l'école.
- Mais je n'étais pas ici, commissaire, répondit-il d'un ton affable. J'ai profité de ce que ma femme allait à Poole pour faire une longue promenade. »
Il y eut comme un halètement du côté de la porte.
«Duncan, s'écria Violette, comment peux-tu être aussi menteur ! 1\i n'es... jamais allé te promener ! » Elle s'avança dans la pièce en chaloupant légèrement. «Et, crois-moi, je sais fort bien pourquoi tu... racontes ces balivernes. Tu ne veux rien dire à la police par peur des embêtements et ça depuis le début. Bien sûr qu'il était là et... bien sûr qu'il aurait entendu Jane et Ruth. Quand Ruth venait, on était... toujours au courant. Sa grand-mère et elle ne pouvaient pas rester ensemble une minute sans se bouffer le nez, de même que Joanna, d'ailleurs. Oh, je ne la blâme pas. La pauvre gamine avait trop besoin d'affection, et ce n'est pas Mathilda ni Joanna qui pouvaient lui en donner. Les seules personnes pour lesquelles Mathilda avait de la sympathie étaient les Blakeney, le peintre et sa femme. Elle plaisantait souvent... avec eux et je pense même qu'elle a posé en tenue d'Ève... pour lui. Je l'ai entendue dans la chambre à coucher, faire la coquette et débiter des âneries du genre : "Je ne suis pas mal pour une femme de mon âge, n'est-ce pas? Autrefois, j'étais très belle. Les hommes se battaient pour moi." Et... c'est vrai. Même Duncan en pinçait pour elle, quand nous étions jeunes. Il a beau prétendre le contraire, je le sais très bien. Nous savions toutes alors que nous ne venions qu'au second rang. Mathilda avait l'air si farouche, ça les excitait, vous comprenez. »
Elle s'arrêta pour reprendre son souffle et Cooper, qui se trouvait à côté d'elle, se rendit compte qu'elle sentait le whisky. Il ne put se retenir d'éprouver de la tristesse pour cette petite femme banale, qui n'avait jamais pu s'épanouir parce qu'elle avait toujours vécu dans l'ombre de Mathilda Gillespie.
«Ça n'a... pas d'importance, reprit-elle. Tout ça n'a aucune importance. C'est fini depuis des années. On ne peut pas continuer à aimer quelqu'un qui se montre toujours blessant et Mathilda était toujours blessante. Elle trouvait ça... amusant. Elle disait les choses les plus horribles et éclatait de rire. Même si je ne l'aimais pas beaucoup, j'avais pitié d'elle. Elle aurait pu faire quelque chose de sa vie, quelque chose d'intéressant, mais elle a raté l'occasion et cela la rendait amère. » Elle lança un regard sévère à son mari. «Je sais bien qu'elle... se moquait de toi, qu'elle t'appelait le crapaud, cependant, ce n'est pas une raison pour refuser d'aider la police à retrouver son assassin. Un meurtre est un acte inexcusable. Et je trouve... encore plus inexcusable de lui avoir passé cette affreuse muselière. Quand elle te l'a mise à toi, tu n'avais pas l'air heureux ! » Elle se tourna vers Jones. « C'était encore une de ses blagues stupides. Elle prétendait que la seule manière de faire maigrir Duncan aurait été de lui... attacher la langue, si bien qu'un jour où il dormait la bouche ouverte dans lé jardin, elle s'est approchée tout doucement et lui a enfoncé cette abominable chose rouillée sur la tête. Il a failli... en mourir.» Elle s'arrêta à nouveau pour reprendre sa respiration, mais ne se sentit pas, cette fois, le courage de continuer.
Il y eut un long silence.
«Je suppose, murmura finalement Jones, que vous la lui avez mise de la même façon, alors qu'elle dormait déjà, mais je serais curieux de savoir comment vous lui avez administré les barbituriques. Le médecin légiste pense qu'elle en a avalé quatre ou cinq, et jamais elle ne les aurait pris d'elle-même. »
Duncan considéra un instant le visage ébahi de son épouse, puis regarda Cooper.
« Les vieilles femmes ont deux choses en commun, prononça-t-il avec un petit sourire. Elles boivent trop et parlent trop. Mathilda vous aurait sûrement plu, inspecteur. C'était une femme divertissante, même si elle n'avait pas en réalité autant de charme que je me l'étais imaginé. J'ai été déçu en la revoyant. Mais, comme je crois vous l'avoir dit, l'âge offre heureusement quelques compensations. » Son sourire s'élargit. « En fin de compte, je préfère la compagnie des hommes. Avec eux, au moins, on sait à quoi s'attendre. »
« Cela tombe bien, déclara Cooper aux Blakeney, ce soir-là, dans la cuisine de Mill House, parce qu'il y a de fortes chances pour qu'il passe le restant de ses jours en prison.
- À condition que vous puissiez prouver qu'il l'a tuée, répliqua Jack. Que se passera-t-il s'il n'avoue pas ? Vous ne disposez que de preuves indirectes et, pour peu que ses avocats connaissent leur boulot, il leur sera facile de convaincre le jury que Mathilda s'est suicidée. Vous ne savez même pas pourquoi il l'a fait.
- Du moins, pas encore.
- Violette le sait peut-être», suggéra Sarah.
Cooper secoua la tête en songeant à la malheureuse qu'ils avaient laissée à Wing Cottage. Tandis qu'on emmenait son mari, elle ne cessait de répéter en se tordant les mains qu'il y avait sûrement une erreur.
«Elle prétend que non.
- Et vous n'avez pas retrouvé les carnets ?
- À vrai dire, nous n'y comptions pas vraiment. Il a dû les détruire depuis belle lurette.
- Mais tant de choses restent mystérieuses, fît observer Sarah sur le ton de la frustration. Comment est-il parvenu à lui faire prendre les somnifères? Pourquoi l'a-t-il fait? Pourquoi Violette ne s'est-elle pas réveillée? Pourquoi n'a-t-il pas dit que Ruth se trouvait dans la maison s'il tenait à la compromettre? Et, ce qui me paraît encore plus obscur, pourquoi diable Jane s'est-elle disputée avec Mathilda ce jour-là?»
Cooper lança un regard à Jack, puis sortit son paquet de cigarettes.
«Je crois pouvoir répondre à quelques-unes de ces questions. » Il se planta une cigarette au coin de la bouche et l'alluma avec son briquet. « Mathilda et Violette picolaient volontiers le soir, toutes deux du whisky. À mon avis, c'est Mathilda qui avait communiqué cette habitude à Violette, la présentant comme une chose parfaitement normale face aux remontrances de Duncan. Dans tous les cas, Violette devait généralement s'assoupir ensuite dans son fauteuil. Le soir de la mort de Mathilda, elle a eu le coup de barre au cours du Rendez-vous inattendu à la télé, c'est-à-dire aux environs de 18 h 30. Elle s'est réveillée vers 22 heures, quand Duncan l'a secouée parce qu'elle l'empêchait en ronflant d'écouter les actualités sportives, puis est allée se coucher et a dormi d'un sommeil de plomb jusqu'au lendemain matin.» Il fit tomber la cendre de sa cigarette dans sa paume. «Un sommeil d'une lourdeur assez peu naturelle et sans doute provoqué par des barbituriques, ce qui expliquerait que Duncan ait pu quitter la pièce sans qu'elle le sache. Je suppose qu'il l'a accueillie à son retour de Poole avec un verre de whisky bien tassé, auquel il avait ajouté quelques somnifères, puis qu'il a attendu qu'elle s'endorme pour gagner la porte à côté et qu'il a utilisé le même truc avec Mathilda. Elle rangeait les bouteilles dans la cuisine. Il lui a suffi de dire : inutile de te déranger, je vais me faire un plaisir de t'en apporter un.
- Mais où s'est-il procuré les somnifères? C'est un de mes patients et je ne lui en ai jamais prescrit, ni à lui ni à Violette.
- Je présume qu'il s'est servi de ceux que vous aviez prescrits à Mrs Gillespie. »
Sarah parut sceptique.
«Quand les aurait-il pris? S'il lui en avait manqué, elle s'en serait sûrement aperçue.
- Dans ce cas, répondit-il d'une voix sèche, elle aura mis leur disparition sur le compte de sa fille. Vu l'état de dépendance de Mrs Lascelles, elle devait régulièrement effectuer des razzias dans la pharmacie de sa mère. »
Jack prit un air songeur.
« Qui vous a dit ça ?
- En fait, c'est vous, Jack. Je ne savais pas à quoi elle carburait jusqu'à ce que nous fouillions la maison hier, à la recherche des carnets. Elle n'est pas très douée pour les cachettes et elle a de la chance de ne jamais avoir eu d'ennuis avec la police. Mais cela ne tardera pas à présent qu'elle est à sec.
- Je ne vous ai rien dit du tout.
- Vous m'avez dit tout ce que vous saviez de Mrs Lascelles, y compris que vous la méprisiez au fond de vous-même. Pendant que nous discutions d'Othello et d'Iago, j'ai observé le portrait que vous aviez fait d'elle et tout ce que j'ai vu, c'est une créature à la personnalité faible et morcelée dont toute l'existence - il décrivit un cadre avec les mains -reposait sur des stimulants extérieurs. Je n'ai pas pu m'empêcher de comparer les couleurs pâles et les formes confuses de l'image de Joanna avec celles, pleines de vigueur, symbolisant aussi bien Mathilda que Sarah, et je me suis dit que vous aviez peint une femme sans substance. Une femme dont la seule réalité se réduisait à des reflets de la réalité, autrement dit une personnalité capable de s'exprimer uniquement par des artifices. Et j'ai pensé qu'il s'agissait d'alcool ou de drogue.
- Vous mentez comme un arracheur de dents, déclara Jack sans ambages. C'est cet enfoiré de Smollett qui vous en a parlé. Bon sang, Cooper, même moi je n'y ai pas vu tout cela et c'est moi qui ai peint le tableau ! »
Cooper laissa fuser un petit rire.
«Et pourtant, croyez-moi, mon cher, c'était amplement suffisant. Mr Smollett ne m'a pas dit un mot.» Son visage redevint sérieux. «Mais vous n'aviez pas le droit, ni l'un ni l'autre, de taire cette information, pas dans une affaire de meurtre.» Il regarda Sarah. «Et vous n'auriez pas dû, si je puis me permettre, docteur, la sermonner à ce sujet l'autre après-midi. Ces gens-là sont totalement imprévisibles et vous étiez seule avec elle dans la maison.
- Elle ne marche pas au LSD, Cooper, mais au Valium. Et comment savez-vous que nous en avons parlé ?
- Parce que je suis un flic, docteur Blakeney, et que vous n'aviez pas l'air dans vos petits souliers. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle marche au Valium ?
- Elle me l'a dit. »
Cooper leva les yeux au ciel.
« Un de ces jours, docteur Blakeney, il faudra que vous appreniez à vous montrer moins naïve.
- Alors qu'est-ce qu'elle prend? demanda Jack. J'aurais moi aussi parié pour des tranquillisants. Elle ne se sert pas de seringues. Je l'ai dessinée nue et elle ne portait aucune trace de piqûres.
- Vous avez mal cherché. Elle est assez riche pour faire ça proprement. La plupart du temps, les problèmes proviennent des aiguilles sales et des toilettes crasseuses. Où avez-vous regardé? Sur les bras, les jambes?» Jack acquiesça. «Et le long de l'aine?
- Non, admit-il. C'était déjà assez compliqué comme ça. Je ne tenais pas à l'exciter davantage en jouant les voyeurs.»
Cooper hocha la tête.
«J'ai découvert toute une cargaison sous des lattes du plancher : tranquillisants, barbituriques, amphétamines et une quantité non négligeable d'héroïne et de seringues. C'est une droguée chronique, probablement depuis des années. Et j'ajouterai ceci : à elle seule, la pension versée par sa mère n'aurait jamais suffi à payer tout ce qu'elle a planqué, pas plus que ses revenus de décoratrice florale. Selon moi, la lettre anonyme de Duncan et de Violette avait mis dans le mille : Joanna est une prostituée de haut vol qui se vend pour financer ses habitudes dispendieuses, et cela, j'imagine, depuis son mariage avec Steven Lascelles.
- Pourtant elle a l'air si... - Sarah chercha le mot juste -... saine.
- Plus pour longtemps, répliqua Cooper avec cynisme. Elle va bientôt s'apercevoir ce qu'est le monde réel, sans une Mathilda pour renflouer les caisses. Une fois à bout de ressources, on commence à se laisser aller. » Il donna une tape amicale sur la main de Sarah. «Allons, inutile de vous apitoyer sur son sort. Elle s'est intoxiquée toute sa vie et Mathilda a choisi, avec un peu de retard, de la mettre au pied du mur. »
Comble de l'absurde, Gerald se découvre une conscience. « Ça suffit, Matty, s'il te plaît, a-t-il dit en éclatant en sanglots, ou nous irons en enfer. » L'ingratitude des hommes est inimaginable. Pense-t-il que j'éprouve le moindre plaisir à me faire tripoter par un crétin baveux? C'est la faute de père, bien entendu. Hier, il s'est emporté et s'est mis à insulter Gerald. Maintenant, celui-ci menace de retourner voir la traînée qui l'a déniaisé et va jusqu'à dire qu'il l'épousera. «Grâce donnera à Gerry un bébé, Matty, a-t-il déclaré en pleurnichant, et Gerry veut un bébé. » Pourquoi, mais pourquoi donc grand-père a-t-il été aussi stupide? Au lieu de prétendre qu'il était normal, n'aurait-il pas été plus sensé de le faire déclarer atteint d'aliénation mentale en dépit de tous les problèmes qui en auraient résulté ?
J'ai été retrouver père dans la bibliothèque, soûl comme à son habitude, et je lui ai annoncé brutalement que Gerald ne voulait plus jouer le jeu. « Vous êtes vraiment stupide ! ai-je explosé. Il ne sera pas possible d'acheter Grâce une seconde fois Elle a très bien compris, soyez-en sûr, qu 'épouser Gerald lui rapportera beaucoup plus que ce que vous lui proposerez. » Père a reculé devant moi, comme toujours. «Ce n'est pas ma faute, a-t-il gémi, c'est la faute de ton grand-père. Il aurait dû écarter du testament les descendants de Gerald. » Je l'aurais tué! Toujours la même histoire, ça n'est jamais sa faute. Dans un sens, il a raison. Quel sens y a-t-il à empêcher votre idiot d'aîné de disposer de votre fortune, si vous n'envisagez même pas la possibilité qu'une petite intrigante lui jette le grappin dessus ? Sans doute ne se doutait-il pas que les tarés puissent être si attirés par le sexe, ni qu'ils soient tout à fait capables d'engendrer.
J'ai obligé père à porter la muselière toute la soirée et il m'a juré qu'à l'avenir, il tiendrait sa langue. Bien entendu, Gerald s'est mis à pleurnicher, tapi dans un coin, terrifié à Vidée que je la lui fasse porter aussi, mais je lui ai promis que, si je ne l'entendais plus menacer d'aller vivre avec Grâce, je serais gentille avec lui. Il est redevenu docile.
Qu'il est étrange que ces deux oiseaux, sans la moindre cervelle à se partager, perçoivent très bien l'humiliation que représente la muselière, alors que Duncan, qui a quand même quelque prétention à l'intelligence, en est excité d'une manière dégoûtante. Pour père et Gerald, c'est la pénitence nécessaire aux péchés qu'ils désirent commettre. Pour Duncan, c'est un fétiche qui attise son désir. Il est invariablement stimulé en la portant. Quel mollusque sans tripes! Il me supplie à genoux de l'épouser, tout en laissant Violette et ses parents préparer le mariage. Il n'est pas près de renoncer à sa maigre dot, tant qu'il n'est pas assuré de la mienne.
Je ne pourrai jamais épouser un homme qui jouit de sa propre humiliation, car il ne me resterait aucun plaisir. Pour que j'aime un homme, il faut que je le voie se ratatiner sous l'effet de la peur. Tout de même, il est étonnant de constater combien d'hommes sont attirés par la cruauté. Comme les chiens, ils lèchent la main qui les frappe. Pauvre Violette, j'ai planté dans la tête de Duncan des phantasmes qu'elle ne pourra jamais satisfaire. Tiens, tiens, quelle idée amusante ! Je ne supporterai pas de les voir heureux. Mais, à la vérité, je ne supporte pas que quiconque soit heureux...
19
Sarah remplit les verres de vin et contempla la bouteille avec un sourire désabusé.
« Grâce à Dieu, cette drogue est licite, murmura-t-elle. Parce que, sans un bon stimulant, je ne sais pas comment j'arriverais à supporter les misères de l'existence. Lui avez-vous confisqué son héroïne, Cooper? Dans ce cas, elle doit être dans un état abominable.
- Non, admit-il. Mais je préférerais que vous gardiez cette information pour vous.
- Vous êtes vraiment un chic type.
- Réaliste tout au plus, corrigea-t-il. À supposer qu'elle ait tué sa mère, je me serais trouvé dans une meilleure position en gardant mes atouts dans la manche plutôt qu'en les étalant tout de suite. Elle aurait été particulièrement vulnérable lors de l'interrogatoire si nous l'avions accusée en même temps de possession de substances prohibées et de meurtre.
- Vous mentez très mal, répliqua Sarah d'une voix affectueuse. Vous n'avez pas le moins du monde l'intention de l'inculper. Lui direz-vous seulement que vous savez?»
Mais Cooper éluda la question.
«Nous parlions de "la manière dont Duncan a tué Mathilda. Où en étions-nous?
- Au fait que Mathilda aurait été extrêmement méfiante s'il était entré, sans y avoir été invité, par la porte de derrière pour lui servir un whisky, répondit-elle sèchement.
- Oui, il ne pouvait pas entrer par là. Il devait nécessairement sonner à la porte d'entrée. C'était plus sûr. Violette ne risquait pas d'entendre si elle ronflait devant la télévision et il avait sûrement une excellente raison d'aller frapper à la porte de Mathilda à sept heures du soir un samedi. Il savait un tas de choses sur son mode de vie et il lui était facile d'inventer un prétexte. Il aurait fallu qu'elle soit devenue complètement paranoïaque pour refuser d'ouvrir sa porte à un voisin qu'elle voyait presque tous les jours.» Machinalement, il secoua à nouveau sa cigarette au-dessus de sa paume et la retourna, jetant la cendre par terre. «Après lui avoir donné le verre de whisky et l'avoir regardée boire, il a saisi la première excuse pour filer. C'est un homme méticuleux et il ignorait si les sédatifs avaient produit leur effet. De plus, il avait besoin de s'assurer que Violette dormait à poings fermés et n'avait pas entendu la sonnette. Il est probable que, s'il l'avait trouvée à demi éveillée, il aurait jugé son projet trop risqué et aurait renoncé à le mettre à exécution. Enfin, il tenait à ce que Mathilda soit totalement dans les vapes avant de lui passer la muselière.
« À partir de là, les choses se sont déroulées de façon fort simple. Après avoir jeté un coup d'œil à Violette, il a enfilé une paire de gants, est allé cueillir dans le jardin les plantes nécessaires - il n'y serait pas allé de jour, de peur que quelqu'un le voie et fasse par la suite le rapprochement avec la couronne de fleurs. Puis il est retourné dans la maison, cette fois par la porte de derrière, a pris le couteau dans le tiroir de la cuisine, a vérifié que Mathilda dormait, a emporté au premier les plantes, le couteau et la muselière, les a déposés sur la coiffeuse et a fait couler un bain avant de redescendre chercher Mathilda. Il lui suffisait alors de la soulever, de la monter dans ses bras et de la déshabiller.
« Il devait être, selon nos calculs, dans les neuf heures trente, ce qui n'a pas manqué de réjouir le médecin légiste. Il a toujours penché pour le début plutôt que la fin de soirée, surtout si l'on tient compte du fait qu'elle n'est pas morte immédiatement.» Il s'efforça une nouvelle fois de renouer le fil de ses pensées. « Bon, il l'a donc déshabillée, plongée dans la baignoire, lui a mis la muselière et lui a ouvert les veines, puis a disposé asters et orties autour de l'armature en se servant probablement de l'éponge pour colmater le jeu. Dès lors, il n'avait plus qu'à placer le verre ayant contenu le whisky à côté du flacon de somnifères vide, à récupérer les carnets, à essuyer la clé pour plus de sûreté et à la remettre en place, avant de rentrer chez lui retrouver Violette et la télévision. Il a sans doute reproché à la pauvre femme le lendemain matin d'avoir bu comme un trou, sans quoi elle nous aurait avoué plus tôt qu'elle s'était endormie au lieu de se rallier à la version de Duncan en déclarant qu'il n'y avait eu aucun bruit à côté.» Il se massa le menton. «C'est un être malléable et, de toute évidence, elle n'a jamais songé un seul instant qu'il avait pu tuer Mathilda. C'est elle, je pense, qui l'a incité à nous envoyer cette lettre anonyme, parce qu'elle se sentait coupable de n'avoir rien fait pour aider Mathilda. » Il jeta un regard à Jack. « Elle l'avait entendue pleurer la fois où vous lui aviez montré le tableau et était convaincue que, si elle lui avait parlé alors, elle aurait empêché le meurtre. »
En voyant l'expression à la fois interrogatrice et déconcertée de Sarah, il poursuivit inexorablement :
«En ce qui concerne Ruth et Jane, Duncan nous a caché qu'elles se trouvaient à Cedar House parce qu'il ne pouvait pas se permettre d'attirer l'attention sur le fait qu'on entendait presque tout à travers les murs. Mais Violette lui a fourni l'occasion rêvée de compromettre Ruth en surprenant la dispute de celle-ci avec Joanna dans l'entrée. Elle l'a consulté sur l'opportunité d'en parler à la police et, s'il a refusé catégoriquement de la laisser y aller, afin d'éviter les complications, comme il dit, il ne s'est pas montré opposé à l'idée d'une lettre anonyme, à condition de mettre des gants pour éviter les empreintes. Violette a trouvé cela très... excitant, conclut-il avec une lourde ironie.
- Bizarrement, Mathilda n'a jamais dit qu'elle les entendait, intervint Jack. C'est le genre de truc qui l'aurait rendue malade.
- D'après Mrs Orloff, elle parlait d'une voix extrêmement forte et distincte, si bien qu'elle était peut-être un peu sourde et, comme elle ne les entendait pas, elle devait s'imaginer qu'eux ne l'entendaient pas non plus. En outre, je croirais volontiers que, du jour où ils ont compris combien les murs étaient sonores, ils se sont mis à baisser le ton. Lui parle en chuchotant et, chaque fois qu'elle élève la voix, il la regarde en fronçant les sourcils, de sorte qu'elle se met à chuchoter à son tour.
- Je suppose que c'est comme ça qu'il a appris l'existence de la clé. Le jour où Mathilda m'a dit à quel endroit elle la mettait. Il a dû entendre. »
Cooper acquiesça.
«Comment a-t-il su au sujet des carnets?
- Selon Violette, elle avait la manie, quand il n'y avait personne, de se parler à elle-même. Peut-être les lisait-elle à haute voix. À moins qu'il soit tombé dessus par hasard, en cherchant autre chose.» Il plissa le front. «Naturellement, ce n'est pas lui qui va nous le dire. Il nie absolument tout et nous défie de lui citer une seule raison qui l'aurait poussé à assassiner une femme qu'il connaissait depuis plus de cinquante ans et avec laquelle il n'avait jamais eu un mot de travers. Et, bien entendu, Violette est entièrement de son avis. Elle prétend que Duncan est trop mou pour se vexer ou vexer quiconque et que Mathilda avait vite renoncé à lui envoyer des piques parce que cela ne lui faisait ni chaud ni froid.
- M'est avis qu'il vous tient, ne put s'empêcher de remarquer Jack avec une pointe d'admiration. Vous n'irez pas très loin avec la liquidation de la propriété en guise de mobile. Même si le ministère public s'en contentait, je doute qu'un jury le trouverait suffisant. Vous n'avez vraiment aucune idée de la raison pour laquelle il l'a tuée ? Violette sait sûrement quelque chose.
- Pour l'instant, elle est toute retournée. Le commissaire pense qu'un agent de police femme réussirait peut-être, en utilisant la manière douce, à lui tirer les vers du nez, mais, si vous voulez mon opinion, elle ne ment pas quand elle affirme ne rien savoir. C'est une drôle de petite bonne femme, qui semble la plupart du temps plongée dans un monde à elle et n'arrête pas de jacasser sans écouter ce que vous dites. La majorité des événements qui se sont produits à Cedar House n'ont pas dû lui faire plus d'effet qu'une sorte de bruit de fond. » Il regarda tour à tour Jack et Sarah. «Ce pourquoi je suis ici. J'ai besoin de m'entretenir avec Ruth. Elle a mentionné une lettre que lui avait adressée sa grand-mère peu avant de mourir et l'idée m'est venue qu'il s'y trouvait peut-être des détails susceptibles de nous aider.
- Si c'est la même que celle dont elle m'a parlé, elle l'a déchirée.
- Elle se souviendra néanmoins de ce qu'il y avait dedans. J'ai réellement besoin de la voir. »
Sarah secoua vigoureusement la tête.
« Pas maintenant, Cooper. Après ce qui s'est passé la nuit dernière, et de nouveau à midi quand on a embarqué Jack menottes aux poignets, elle a encore plus peur de la police. D'accord, je sais, ce n'est pas votre faute, mais vous devez la comprendre.
- Ne m'obligez pas à insister, répliqua-t-il d'un ton implorant. Je n'ai malheureusement pas le choix. Nous ne pouvons pas continuer à retenir Duncan sans une preuve solide et, une fois dehors, il aura tout loisir de brouiller les pistes qui nous ont échappé. »
Elle poussa un soupir et prit une de ses grosses mains dans la sienne.
«Écoutez, je vais vous confier un secret que j'avais promis de ne pas révéler parce que c'est celui de Ruth et non le mien. Mais je sais que je peux avoir confiance en vous, Cooper, autant pour moi que pour Ruth. » Elle pressa légèrement la main du policier avant de la lâcher et de prendre, avec un regard de tendresse, celle de Jack. «Pourquoi croyez-vous que cet idiot s'est mis soudain à foncer avec la délicatesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine ? Il prétend avoir agi de façon rationnelle et sensée. Vous et moi savons qu'il n'en est rien. Il a découvert, avec un peu de retard, la présence en lui de sentiments paternels puissants et n'a pas voulu, compte tenu de sa nature généreuse, en réserver l'usage à sa seule descendance. Il a donc agi en lieu et place du père de Ruth, afin de montrer à celle-ci qu'il existait au moins une personne dans ce monde impitoyable qui se souciait d'elle. »
Jack leva une main à hauteur de ses lèvres.
« Deux», corrigea-t-il.
Elle le dévisagea un instant.
«Deux.» Elle ôta sa main et reporta son attention sur Cooper. «Si Ruth devait subir de nouvelles pressions, vu l'état de fragilité dans lequel elle se trouve en ce moment, elle se réfugierait immanquablement dans une attitude de fuite, comme l'a fait à l'évidence Joanna et probablement aussi Mathilda. À croire que cette famille possède un gène autodestructeur qui l'incite à se couper subitement du réel. » Elle secoua la tête. «Quoi qu'il en soit, Ruth ne suivra pas le même chemin, du moins tant que Jack et moi serons là pour l'en empêcher. Elle est enceinte, Cooper. Je sais que cela ne se voit pas, mais elle a presque atteint la limite légale et, si elle ne prend pas très vite une décision, elle sera bien obligée d'aller jusqu'au terme de sa grossesse. Jack a tenté de lui procurer la paix et la tranquillité dont elle avait besoin pour réfléchir, car, jusqu'à présent, elle n'a pas eu une minute de répit. »
Cooper digéra en silence ce qu'il venait d'entendre.
«Allez-vous l'aider à faire un choix?
- Je lui ai donné tous les renseignements dont je disposais. Pour le reste, je n'aime pas beaucoup dicter aux autres leur conduite. C'est à sa mère qu'il appartient de la conseiller, mais Joanna n'est même pas au courant du viol, et encore moins de la grossesse.
- Hum ! fit Cooper, l'air soucieux. À coup sûr, je ne tiens pas à aggraver les problèmes de cette pauvre gosse, finit-il par déclarer. Je suis persuadé que sa grand-mère n'aurait pas demandé justice pour elle-même au détriment de sa petite-fille. Sinon, elle aurait fait état des vols de Ruth à l'époque.» Il se leva et boutonna son manteau, prêt à partir. «Mais, si vous me permettez cette impertinence, docteur Blakeney, vous devriez prendre vos responsabilités de mère adoptive, même à titre temporaire, un peu plus au sérieux. Ce n'est pas une bonne chose que de lui donner des renseignements et de la laisser décider, sans lui indiquer de façon parfaitement claire que vous estimez de son intérêt de se faire avorter. Elle poussera peut-être les hauts cris, dira que vous ne l'aimez pas et que vous vous fichez comme de l'an quarante de ce qu'elle éprouve, mais le rôle de parent ne consiste pas à se faire taper dans le dos parce qu'on sait se montrer compréhensif et libéral, il consiste à conseiller, guider et éduquer des enfants que l'on aime, afin qu'ils deviennent des hommes et des femmes dignes de respect. » Il salua d'un signe de tête amical et se dirigea vers la porte, pour s'arrêter soudain en apercevant la silhouette de Ruth dans le couloir.
«J'ai entendu, murmura-t-elle, les larmes aux yeux. Excusez-moi. Je ne l'ai pas fait exprès.
- Allons, allons, fit Cooper avec embarras, tout en tirant un mouchoir de sa poche et en le lui tendant. C'est à moi de m'excuser. Cela ne me regardait pas.»
Les yeux de Ruth se mouillèrent à nouveau.
«Ce n'est pas à cause de ce que vous avez dit. Je pensais... si seulement... Vous avez déclaré une fois que vous auriez bien aimé que vos enfants aient autant de chance que moi... vous vous souvenez?»
Il acquiesça. Il avait effectivement dit cela, songea-t-il avec amertume.
« Eh bien, je pensais... que j'aurais bien aimé... - elle eut un pâle sourire - avoir moi aussi leur chance. J'espère qu'ils vous en sont reconnaissants, inspecteur Cooper. » Elle sortit une feuille de papier de sa poche et la lui donna. « C'est la lettre de mamie, dit-elle. Je ne l'ai pas jetée, mais je ne voulais pas vous la montrer parce qu'il y est question de mes vols. » Une larme roula sur sa joue et tomba sur la main de Cooper. «Je l'aimais sincèrement, vous savez, mais elle est morte persuadée du contraire et c'est presque pire que tout.
- Oui, dit-il avec douceur. Les choses sont ainsi. Vous ne pouvez rien y changer.
- Jamais plus.
- Jamais, je ne sais pas. Chacun de nous apprend en commettant des erreurs et en essayant de ne pas les répéter. Personne n'est infaillible, Ruth. Cependant, nous nous devons, à nous-mêmes comme à ceux qui nous entourent, d'agir avec toute la sagacité dont nous sommes capables.
Autrement, comment le genre humain pourrait-il progresser ? »
Elle pressa ses lèvres, s'efforçant de contenir ses larmes. « Et vous pensez que je devrais me faire avorter? - Oui, répondit-il en toute franchise. C'est mon avis. » Il posa sa paume sur le ventre de la jeune fille. «Vous êtes encore trop jeune et trop peu expérimentée pour servir de parent à un autre être humain, et trop affectée par la disparition de votre grand-mère et par ce que vous considérez comme une trahison envers elle, pour confier ce bébé à une tierce personne. » Il esquissa un sourire. « Ce qui ne signifie pas que je m'attende à ce que vous soyez d'accord avec moi ou que je vous tournerai le dos si vous en décidez autrement. Le docteur Blakeney a raison, c'est à vous de choisir. Néanmoins, je préférerais vous savoir enceinte quand vous aurez vécu un peu plus et rencontré un homme que vous aimerez et qui vous aimera aussi. Alors votre enfant sera un enfant désiré et vous pourrez être la mère que vous souhaitez.»
Elle voulut le remercier, mais n'y parvint pas, si bien qu'il la prit dans ses bras et la serra contre lui. Derrière eux, Sarah considéra Jack avec émotion.
«Tâche de m'en faire souvenir quand j'aurais l'air un peu trop contente de moi, chuchota-t-elle. Je viens de m'apercevoir que je n'étais qu'une débutante.»
Ma chère Ruth [avait écrit Mathilda], ta mère et moi avons eu un différend à propos d'une lettre écrite, peu avant sa mort, par mon oncle Gerald Cavendish, faisant de Joanna son héritière. Elle menace de m'attenter un procès parce qu'elle pense pouvoir se servir de cette lettre pour demander l'annulation du testament de mon père. Elle n'y réussira pas, mais je n'ai pas été en mesure de l'en convaincre. Elle se sent à juste titre froissée et veut se venger de moi. Il y a eu trop de mystères dans cette famille, je m'en rends compte aujourd'hui. Si je t'écris cette lettre, c'est pour t'informer de ce qu'elle sait déjà et pour que tu ne l'apprennes pas de sa bouche. Elle n'a jamais été particulièrement diplomate. James Gilles-pie n'est pas le père de ta mère. C'est Gerald Cavendish. Je n'ignore pas le choc que te produira cette nouvelle, mais les choses sont ainsi, et, comme je l'ai fait tout au long de ces années, je te conjure de ne pas regretter ce qui s'est passé. Même si cela te semble difficile à croire, sache qu'en dépit du reste, j'ai toujours eu de l'affection pour ta mère, comme j'en ai pour toi.
Je me trouve placée à présent devant un choix difficile. Je sais, ma chérie, que tu me voles depuis plusieurs mois. Je sais aussi que ta mère a renoncé à vivre de façon normale, préférant les brumes de la drogue et les relations éphémères qui lui donnent l'illusion d'être aimée au poids des responsabilités. Vous êtes l'une et l'autre en train de vous laisser abuser par des hommes et, au regard de ce que j'ai vécu, je trouve cela profondément déprimant. Je comprends que j'ai échoué en ce qui vous concerne et j'ai donc décidé de vous rendre libres de décider de votre avenir comme vous l'entendez.
Mon intention est de vous verser, à ta mère et à toi, un capital lors de tes dix-huit ans, réparti dans une proportion de deux pour un, ta mère recevant le double de ta part. Peut-être aurais-je dû m'y résoudre depuis longtemps, mais il me répugnait de défaire ce que j'ai entrepris et qui m'a tant coûté pour préserver le nom des Cavendish. Dans les circonstances actuelles, je m'aperçois qu'un nom n'est rien, à moins que ceux qui le portent ne se montrent les égaux de leurs pairs, car ce n'est pas le hasard de notre naissance qui nous confère de la grandeur, mais nos qualités personnelles. En vous permettant à toutes deux de mener votre existence à votre guise, je souhaite vous donner l'occasion de faire vos preuves, comme d'autres, moins fortunés, ont dû les faire avant vous.
En conclusion, si quelque chose devait m'arriver et que tu aies besoin d'aide, je t'invite à t'adresser à mon médecin, le docteur Blakeney, qui te conseillera au mieux, quelle que soit la situation dans laquelle tu te trouves.
Bien tendrement, Mamie.
Cooper posa la lettre devant le commissaire Jones.
«Je me suis demandé où elle comptait trouver le capital qu'elle voulait verser à Joanna et à Ruth Lascelles, si elle avait déjà tout légué au docteur Blakeney.»
Jones parcourut rapidement la page.
« Et vous avez trouvé la réponse ?
- Elle figure, je pense, sur la bande vidéo, et nous l'aurions compris avant si nous avions su quoi chercher. Si vous vous en souvenez, vers la fin, elle déclare à Ruth qu'elle lui avait promis de lui laisser Cedar House, mais que l'attitude de celle-ci au cours des six derniers mois l'a amenée à changer d'avis. Ajoutant : "Tu aurais eu le choix entre vendre et rester, mais tu aurais certainement pris la première solution, parce que la maison aurait perdu tous ses charmes après la liquidation des biens." Ou quelque chose de ce genre. »
Jones eut un hochement de tête.
«Je pensais que, par cette dernière phrase, elle faisait allusion au fait que tous les meubles et objets que contenait la maison devaient revenir à Joanna.
- Continuez.
- Je pense à présent qu'elle avait l'intention de vendre le terrain. À quelque promoteur immobilier. Autrement, comment aurait-elle pu réunir la somme destinée aux Lascelles et laisser en même temps Cedar House et son contenu au docteur Blakeney? Imaginez ce que cela aurait représenté pour Duncan Orloff. Comment un homme déjà incapable de supporter l'idée d'avoir des enfants bruyants dans le voisinage aurait-il accepté sans rien faire qu'on transforme son jardin en lotissement?»
«Eh bien, prouvez-le ! répliqua Duncan d'un ton placide. Comment s'appelle ce promoteur? Et pourquoi n'existe-t-il aucune correspondance avec cette société fantôme ? Grands dieux, pour rien au monde elle n'aurait donné son accord à un tel projet ! Du reste, l'époque où l'on bâtissait à tout va est révolue depuis longtemps. Aujourd'hui, on en est à sauver ce qui peut l'être encore. Et l'on ne plaisante pas avec l'environnement. »
Toutes choses indubitables, songea Jones avec morosité. C'est donc à Cooper que revint la lourde tâche d'infuser un peu de bon sens à cette situation abracadabrante.
Le lendemain matin, après d'interminables vérifications auprès de l'employé municipal chargé des problèmes d'urbanisme, Cooper se présenta chez Howard & Sons, entreprise de construction installée à Learmouth depuis 1972. Une secrétaire entre deux âges, sa curiosité soudain éveillée à la vue d'un inspecteur en civil dans ces lieux paisibles, le conduisit cérémonieusement jusqu'au bureau du vénérable Mr Howard.
Mr Howard, un vieil homme trapu aux cheveux gris clairsemés, leva la tête d'un jeu de plans étalés devant lui et fronça les sourcils.
«Tiens, inspecteur ! Que puis-je pour vous?
- Je crois savoir que votre société s'est occupée de l'aménagement du domaine de Fontwell. Il a été construit voilà dix ans. Vous vous en souvenez?
- Bien sûr ! aboya l'autre. Qu'y a-t-il ? Quelqu'un s'est plaint?
- Non, du moins pas à ma connaissance », répondit tranquillement Cooper.
Son interlocuteur lui désigna un fauteuil.
«Asseyez-vous. De nos jours, il faut s'attendre à tout. Dans ce monde de sauvages, chicaner est devenu la règle et les seuls à en profiter sont bien sûr les avocats. J'ai encore reçu une lettre ce matin d'un radin qui refuse de régler ce qu'il doit sous prétexte que nous n'avons pas respecté nos engagements : d'après lui, il y a une prise électrique de moins que sur le plan. De quoi vous dégoûter ! » Il agita férocement ses sourcils. « Eh bien, pourquoi vous intéressez-vous au domaine de Fontwell ?
- Vous avez acheté l'emplacement à une certaine Mrs Gillespie de Cedar House.
- Exact. Une sacrée rapiat elle aussi ! J'ai payé bien plus que je n'aurais dû.
- Elle est morte », laissa tomber Cooper.
Howard le regard avec un soudain intérêt.
«Ah, vraiment? Enfin, murmura-t-il sans l'ombre d'un regret, cela nous arrivera à tous.
- Dans son cas, c'est arrivé prématurément. Elle a été assassinée. »
Il y eut un bref silence.
«Quel rapport avec le domaine?
- Nous ne parvenons pas à établir le mobile du crime. Une des idées qui me sont venues à l'esprit, déclara Cooper d'un ton grave, est qu'elle envisageait de poursuivre ses fructueuses opérations avec vous en vous cédant le reste du jardin. D'après les renseignements que m'a fournis le service d'urbanisme, il avait été question d'une seconde phase de construction, mais je me suis laissé dire que ce projet l'aurait rendue très impopulaire dans certaines parties du village, d'où peut-être le geste du meurtrier.» La lueur soudain apparue dans les yeux de son interlocuteur ne lui avait pas échappé. « Avez-vous échangé récemment du courrier avec elle à ce sujet, Mr Howard ?
- Négatif uniquement. »
Cooper eut un froncement de sourcils.
«Pouvez-vous m'en dire plus?
- Elle nous a contactés afin de relancer les négociations. Nous lui avons soumis une offre. Elle l'a refusée. » Il poussa un grognement de contrariété. «Comme je vous l'ai dit, c'était une vieille pingre. Elle demandait beaucoup plus que ça n'en valait. Le marché immobilier a connu une crise sans précédent et les prix se sont effondrés. Je ne m'en voudrais pas autant si nous ne lui avions pas, dès le départ, laissé la bride sur le cou. » Il regarda Cooper comme si celui-ci était responsable du refus de Mathilda. «C'est nous qui avons réalisé ce stupide avant-projet pour son jardin il y a dix ans, ce pourquoi nous avons ménagé un espace d'accès sur le côté sud-ouest. Le contrat initial prévoyait qu'elle pouvait s'opposer à la seconde phase de l'opération et elle ne s'en est pas privée.
- Quand était-ce?
- La fois où elle a décliné l'offre ? Le 5 novembre. » Il se mit brusquement à glousser de rire. «Je lui ai répondu d'aller se faire cuire un œuf et elle m'a raccroché au nez. Notez que ce n'était pas la première fois que je la rembarrais - je n'ai pas l'habitude de mâcher mes mots -, ce qui n'empêche pas qu'elle m'a toujours rappelé.
- Vous ne l'avez pas vue ?
- Je lui ai seulement parlé au téléphone. Elle a tenu, cependant, à m'envoyer une lettre de confirmation deux jours plus tard. Elle affirmait qu'elle n'était pas pressée et qu'elle attendrait que les prix aient remonté. C'est dans son dossier, avec la copie de notre offre. » Son regard brilla de nouveau. «Malgré tout, si elle est morte, cela pourrait peut-être intéresser ses héritiers, pas vrai ? C'est une offre extrêmement honnête. Ils n'obtiendront pas mieux ailleurs.
- Son héritage fait l'objet de contestations, dit Cooper d'un air confus. Cela prendra pas mal de temps, j'imagine, pour déterminer à qui revient la propriété. Puis-je jeter un coup d'œil à cette lettre ?
- Pourquoi pas?» Il pressa le bouton de l'interphone et réclama le dossier Gillespie. «Alors qui l'a zigouillée?
- Il n'y a pas encore d'inculpation.
- Ma foi, on dit que ces histoires de patrimoine rendent timbrés. Quand même, c'est un peu excessif de tuer pour des trucs comme ça. Vous ne croyez pas ?
- Tout meurtre est excessif, répondit Cooper.
- Quelques bicoques de plus ou de moins. Ça ne vaut pas le coup.
- Les gens ont peur de l'imprévu, prononça Cooper d'un ton flegmatique. J'en arrive même à me demander si ce n'est pas la cause de tous les meurtres. » Il se tourna vers la porte comme la secrétaire entrait avec un dossier à la chemise orange. « Quand les choses vacillent autour de vous, il n'est d'autre solution que de supprimer celui qui les fait vaciller. »
Howard ouvrit le dossier et prit une lettre qui se trouvait sur le dessus.
«Tenez.» Il la lui tendit.
Cooper l'examina avec soin. Elle était datée du samedi 6 novembre et tapuscrite. Comme l'avait déclaré Howard,
Mathilda y confirmait son refus d'aller plus loin tant que les prix n'auraient pas augmenté.
«Quand m'avez-vous dit l'avoir reçue?
- Deux jours après le coup de téléphone.
- Autrement dit un dimanche.
- Alors ce devait être le lundi, ou peut-être le mardi. Nous ne travaillons pas le week-end, au bureau du moins.
- Est-ce qu'elle avait l'habitude de taper ses lettres à la machine?
- Non, c'était bien la première fois. » Il feuilleta le dossier. « Elle écrivait généralement à la main. »
Cooper songea à celle que Mathilda Gillespie avait envoyée à Ruth. L'écriture en était fine et élégante.
«Avez-vous d'autres lettres d'elle? J'aimerais comparer les signatures. »
Howard se lécha un doigt et passa rapidement le dossier en revue, extrayant d'autres feuilles.
«Vous pensez que quelqu'un l'a écrite à sa place?
- C'est possible. Il n'y a aucune machine à écrire dans la maison et elle est morte le samedi soir. Quand aurait-elle pu la taper ? » Il disposa les feuilles côte à côte sur le bureau et jeta un coup d'œil aux souscriptions. «Tiens, tiens ! fit-il avec jubilation. C'est encore mieux que je ne pensais. Vous m'avez été très utile, Mr Howard. Puis-je les emporter?
- J'aurais besoin de photocopies pour mes dossiers. » Il semblait dévoré de curiosité. «Jamais je n'aurais pensé qu'il s'agissait d'un faux. Eh bien, qu'est-ce qui ne va pas?»
Cooper indiqua du doigt la signature de la lettre tapée à la machine.
« Pour commencer, il met des points sur les i et pas elle. Son M est trop droit et le G est collé au i qui vient juste après. » Il laissa échapper un ricanement. « Les experts vont se régaler. En fait, c'est du travail de sagouin.
- Plutôt stupide,non?
- Présomptueux, je dirais La contrefaçon est un art comme un autre. Pour être bon, il faut des années d'entraînement. »
« Les types du labo sont en train de passer au peigne fin une boîte à ordures pleine de cendres datant déjà d'un certain temps, déclara Jones à Cooper, comme celui-ci rentrait au commissariat. Il paraît qu'ils ont retrouvé les carnets, ou du moins le peu qu'il en reste. Ils ont récupéré un minuscule bout de papier, ainsi que des morceaux plus substantiels de ce qu'ils estiment être une reliure en cuir. Ils continuent à chercher. Ils ne désespèrent pas de dénicher un fragment portant son écriture. » Il se frotta les mains.
«Par la même occasion, qu'ils regardent s'ils ne peuvent pas mettre la main sur des débris de lettres tapées à la machine, de préférence à l'en-tête de Howard & Sons, dit Cooper en brandissant la liasse qu'il avait rapportée. L'entreprise lui a fait une offre pour son terrain le 1er novembre et nous ne l'avons pas trouvée quand nous avons épluché ses papiers. Il est probable qu'Orloff ait fait disparaître tout ce qui concernait la vente. Le vieux Howard possède une correspondance longue comme le bras sur le domaine de Fontwell et il n'y en avait pas trace dans la maison. Sans quoi nous aurions pigé le coup bien avant.
- C'est entièrement la faute de Mrs Gillespie ! Elle n'a jamais dû apprendre la confiance et avait la manie de tout faire en coulisse. D'ailleurs, elle le reconnaît dans sa lettre à Ruth : "Il y a eu trop de mystères dans cette famille." Si elle avait seulement informé le notaire de ses projets, elle ne serait sans doute pas morte.
- N'empêche que nous ne nous sommes pas posé les bonnes questions, Charlie. »
Le commissaire eut un petit rire.
«Savez-vous pourquoi un corbeau ressemble à un secrétaire ? Relisez Alice au pays des merveilles, fiston. Il est tout aussi difficile de se poser les bonnes questions que d'apporter les bonnes réponses, aussi, inutile de vous mettre martel en tête. »
Cooper, qui s'efforçait, sur le tard, de combler ses lacunes en matière de lecture, tira son calepin et nota le titre. Ce serait toujours moins aride qu'Othello avec lequel il se débattait pour le moment. Il remit son crayon dans sa poche et informa Jones de la conversation qu'il avait eue avec le promoteur immobilier.
« La première fois, il a fallu six semaines de rudes négociations pour qu'ils tombent enfin d'accord sur un prix. Apparemment, elle marchandait par téléphone, refusant chaque offre, jusqu'au jour où il lui en a fait une qu'elle a jugée acceptable. La pauvre vieille, ajouta-t-il, avec un attendrissement sincère. Orloff a dû penser qu'il touchait enfin au but quand il a entendu qu'elle était partie pour un second round. Elle lui a vraiment mâché le travail.» Il donna une pichenette sur la lettre tapuscrite. «Il n'a eu qu'à se débarrasser d'elle et à poster cette missive le lendemain. D'après Howard, ses fils et lui se sont alors complètement désintéressés de l'affaire, dans la mesure où ils lui avaient déjà clairement fait savoir que, vu la crise du marché immobilier, il leur était impossible de lui proposer davantage. » Charlie prit la lettre et l'examina. «Il y avait une machine à écrire portable dans le living-room, se souvint-il. Je vais demander aux gars de se livrer à une rapide comparaison. Avec un peu de chance, il se sera concentré sur la signature de Mrs Gillespie en oubliant que les machines à écrire aussi en ont une. - Il ne nous aurait pas fait un tel cadeau. » C'était pourtant le cas.
«Duncan Jeremiah Orloff... vous êtes officiellement inculpé du meurtre de Mathilda Béryl Gillespie... perpétré le samedi 6 novembre...», récita d'une voix inexorable l'officier de service.
Cooper, qui savait la formule par cœur, n'en fut guère troublé. Il songeait à la vieille femme, vidée de son sang, qu'il avait contemplée dans la baignoire, et à la cage de fer rouillé qui lui emprisonnait la tête. Il éprouvait un immense regret de ne pas l'avoir connue. En dépit de tous les actes odieux dont elle s'était probablement rendue coupable, il avait l'impression qu'il aurait été heureux de la rencontrer.
«... aucune mise en liberté sous caution ne peut vous être accordée, en raison de la gravité des faits qui vous sont reprochés. Les magistrats ordonneront votre mise en détention immédiate...»
Il ne regarda Duncan Orloff que lorsque celui-ci pressa ses mains menues et potelées contre sa poitrine et éclata en sanglots. Ce n'était pas sa faute, gémit-il, mais celle de Mathilda. Mathilda était responsable de tout. Il n'était qu'un vieil homme malade. Qu'est-ce que Violette allait devenir sans lui?
«La baudruche se dégonfle», souffla l'officier à Cooper, en entendant Orloff se mettre à haleter.
Cooper fronça violemment les sourcils.
« Bonté divine, elle méritait mieux que de se faire trucider par vous ! lança-t-il à Orloff. Si, au moins, cela avait été par un type courageux au lieu d'un lâche. Qu'est-ce qui vous a pris de jouer les justiciers ?
- Un type courageux n'aurait pas eu à le faire, inspecteur Cooper.» Il tourna vers le policier des yeux hagards. «Pour tuer Mathilda, il ne fallait pas être courageux, il fallait avoir peur.
- De quelques maisons dans votre jardin, Mr Orloff?»
Duncan secoua la tête.
«Je suis ce que je suis - il tint son visage entre ses mains tremblantes -, et c'est à cause d'elle. J'ai passé la plus grande partie de mon existence à imaginer la femme que j'avais épousée sous les traits de celle que je n'avais pas épousée, et l'on ne vit pas un tel enfer pendant quarante ans sans en être profondément marqué.
- Est-ce pour cela que vous êtes retourné à Fontwell, pour vous délivrer de vos fantasmes?
- Ces choses-là ne se gouvernent pas, inspecteur. Ce sont elles qui nous gouvernent. »
Il se tut.
« Pourtant, vous êtes revenu il y a cinq ans, Mr Orloff.
- Je ne lui demandais rien, vous savez. Le plaisir d'évoquer quelques souvenirs communs, peut-être. Et la paix. Au bout de tant d'années, je ne me faisais guère d'illusions.»
Cooper le dévisagea avec curiosité.
«Vous dites l'avoir tuée parce que vous aviez peur. Est-ce cela qui vous obsédait? D'avoir peur d'elle au point de pouvoir la tuer?
- Non. De faire l'amour, dit-il à voix basse.
- Avec Mathilda?
- Bien sûr.» Il essuya ses larmes avec ses paumes. «Je n'ai jamais fait l'amour avec Violette. Je ne pouvais pas.»
Bon sang, pensa Cooper avec dégoût, ce type n'avait-il donc aucune pitié pour sa malheureuse épouse ?
«Vous ne pouviez pas ou vous ne vouliez pas? Cela fait une différence.
- Je ne pouvais pas. » Les mots étaient à peine audibles. «Mathilda faisait certaines choses... - il se mit à frissonner -qui offusquaient Violette - sa voix se brisa -, il aurait mieux valu pour chacun de nous que je paie pour avoir ce que je désirais. »
Cooper jeta par-dessus la tête du prisonnier un regard à l'officier de service et éclata d'un rire ironique.
«Est-ce l'argument que vous comptez utiliser pour vous défendre ? Que vous avez assassiné Mathilda Gillespie parce qu'elle vous procurait un avant-goût des plaisirs qui sont généralement l'apanage des professionnelles?»
Un soupir fusa entre les lèvres moites.
«On voit bien que vous n'avez jamais eu affaire à elle, inspecteur. Qu'elle ne vous tenait pas avec vos petits secrets.» Il tourna son regard triste vers le policier. «Ne vous est-il pas venu à l'idée que, lorsque nous avons acheté Wing Cottage, notre notaire a appris l'existence d'un permis de construire pour le reste du terrain ? Si nous avons tout de même acheté, c'est parce que Mathilda a fait ajouter dans le contrat une clause nous garantissant un droit de veto sur toute décision future.» Il eut un rire sans joie. «Pourtant j'aurais dû me méfier, car je la connaissais bien mieux que Violette. Cette clause n'était qu'un attrape-nigaud.» Il pressa soudain ses lèvres en un effort pour se maîtriser. «Comme le document final devait comporter notre signature, elle était bien forcée de nous tenir au courant de ses tractations avec Howard. Cependant, quand je lui ai dit que Violette et moi nous opposerions au projet envisagé, qui mettait la plus proche maison à dix mètres de notre mur du fond, elle m'a ri au nez. "Ne soyez pas ridicule, Duncan. Avez-vous oublié que je vous connais comme ma poche?"»
Voyant qu'il se taisait, Cooper demanda :
«Elle avait l'intention de vous faire chanter pour vous obliger à signer ?
- Bien entendu.» Il posa ses paumes humides sur sa poitrine. «Nous nous trouvions dans le salon. Elle est allée chercher un livre et m'en a lu un passage à son retour. » Sous l'effet de l'angoisse, sa respiration était encore plus saccadée. «C'était un de ses carnets... plein de mensonges et de choses horribles... et pas seulement sur moi... sur Violette aussi... des détails intimes que Violette avait dû lui confier un soir où elle avait trop bu. "Vous tenez à ce que j'en prenne une photocopie, Duncan, et que je la fasse circuler dans le village ? m'a-t-elle demandé. Vous tenez à ce que tout Fontwell sache que Violette est encore vierge, parce que ce que vous lui avez demandé le soir de vos noces était si dégoûtant qu'elle est allée s'enfermer à clé dans la salle de bains?" » Sa voix se brisa. «Cela l'amusait tellement... qu'une fois lancée, elle n'a pas pu refermer le livre... Elle m'a lu des passages sur les Marriott, le pasteur, ces pauvres Spede... tout le monde.» Il se tut à nouveau.
« De sorte que vous êtes revenu plus tard pour lire les autres ? suggéra Cooper.
- J'étais bouleversé. J'espérais y trouver quelque chose dont je pourrais me servir contre elle. Je pensais que les premiers ne me seraient d'aucune utilité, tout bonnement parce qu'il m'aurait fallu réunir de mon côté de quoi lui river son clou et, à part des allusions au fait que Joanna se droguait, que Ruth la volait et qu'elle croyait que Sarah Blakeney était la fille qu'elle avait eue avec Paul Marriott, les derniers se réduisaient à une longue énumération de toutes ses haines. C'était le fruit d'un cerveau malade et, j'imagine, une manière pour elle d'expulser son venin. Si elle ne l'avait pas fait sur le papier... - il secoua la tête - elle était dingue, vous savez.
- Malgré tout, répliqua Cooper d'une voix pesante, le meurtre n'est jamais une solution, Mr Orloff. Vous auriez aussi bien pu vous servir de ses problèmes avec sa fille et sa petite-fille. Elle était très fière. Elle aurait probablement tout fait pour qu'on n'en sache rien, vous ne croyez pas ? »
Son interlocuteur le fixa à nouveau de son regard triste.
«Jamais je n'ai songé à la tuer, du moins pas jusqu'à ce samedi matin où Jane Marriott est venue la voir. Je pensais la menacer de révéler au docteur Blakeney ce que je savais. Mais, comme je vous l'ai dit, c'est la peur qui l'a tuée. Un homme courageux aurait simplement répondu : "Fais comme tu veux et va au diable."
- Je ne comprends pas, fit Cooper, une fois de plus déconcerté par son interlocuteur.
- Elle a dit à Jane Marriott que les choses iraient plus mal avant d'aller mieux parce qu'elle pensait que James avait lu les carnets - il ne lui est jamais venu à l'esprit qu'il s'agissait de moi -, puis elle a poursuivi en affirmant qu'elle n'avait pas l'intention de se taire plus longtemps. » Il se tordit les mains. «Naturellement, je me suis précipité après le départ de Jane pour lui demander ce qu'elle entendait par "ne pas se taire plus longtemps". Son visage était gris de fatigue. « Elle a pris la muselière et l'a agitée avec un sourire narquois. "Mathilda Cavendish et Mathilda Gillespie n'ont pas rédigé des carnets simplement pour le plaisir, Duncan. Elles l'ont fait pour avoir un jour leur revanche. Et on ne les en privera pas. J'y veillerai."» Il marqua un temps d'arrêt. «Elle était réellement folle, reprit-il, et elle le savait. Je lui ai dit que je ferais bien d'appeler un médecin, à la suite de quoi elle s'est mise à rire et m'a répondu par cette citation de Macbeth : "Elle a plus besoin du prêtre que du médecin." » Il leva les mains en un geste de résignation. «J'ai alors pensé que c'étaient nous tous, que ces carnets risquaient de détruire, qui avions plus besoin du prêtre que du médecin, et, au cours de ce terrible après-midi, je me suis décidé à... jouer les justiciers.»
Cooper semblait des plus sceptiques.
«Mais vous aviez forcément tout prévu, puisque vous aviez dérobé les somnifères avant. »
Il poussa un soupir.
« Ils étaient pour moi... ou Violette... ou les deux.
- Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis?
- Inspecteur, je suis, comme vous l'avez dit justement, un lâche. J'ai compris que je ne pouvais pas supprimer les carnets sans la supprimer également. Le poison, c'était elle, et ces carnets n'en étaient que la manifestation extérieure. Au moins, j'ai ainsi permis aux autres de conserver leur dignité. »
Cooper songea à ceux dont le sort lui importait : Jack et Sarah, Jane et Paul Marriott, et par-dessus tout Ruth.
«À condition que vous plaidiez coupable, Mr Orloff, sinon, tout sera déballé devant la cour.
- Oui. Je dois bien ça à Violette », répondit-il.
Après tout, ce n'est pas difficile de manœuvrer un homme s'il n'exige pas plus que ce petit rien qu'est l'amour. Tant que seul le corps est concerné, l'amour se donne facilement. Mon esprit peut tout endurer. Je suis Mathilda Cavendish et que peut bien craindre Mathilda, lorsqu'elle n'éprouve que du mépris ?
Homme, homme fier, Drapé d'une autorité fugace, Inconscient de ce qui lui est inéluctable, Sa nature transparente, tel un primate en colère, Joue pour les deux des tours si extraordinaires Que les anges en pleurent.
S'il est vrai que les anges pleurent, Mathilda ne les entend pas. Ils ne pleurent pas pour moi
20
Jane Marriott raccrocha et porta une main tremblante à ses lèvres. Elle s'avança dans la salle de séjour où son mari malade sommeillait paisiblement dans la lumière hivernale entrant à flots par la fenêtre. Elle s'assit à son chevet et lui prit la main.
« L'inspecteur Cooper a téléphoné, dit-elle. James Gillespie a été trouvé mort ce matin dans son appartement. Une attaque cardiaque, paraît-il. »
Paul considéra fixement le jardin, mais ne répondit pas.
«Il affirme qu'il n'y a plus rien à craindre, que personne désormais n'a besoin de savoir. Il dit aussi... - elle eut une courte hésitation -, il dit aussi que l'enfant était une fille. Que Mathilda a menti en prétendant qu'il s'agissait d'un garçon. »
Elle lui avait tout raconté en rentrant du cabinet médical le jour où l'inspecteur l'avait interrogée.
Une larme perla entre les paupières de Paul.
«Je suis désolé.
- Pour James ?
- Pour... tout. Si j'avais su.» Il se tut.
«Qu'est-ce que cela aurait changé?
- Nous aurions porté ce fardeau ensemble, au lieu que tu sois seule à le faire.
- Je n'aurais pas pu, répondit-elle avec franchise. Je n'aurais pas supporté que tu saches que Mathilda avait eu un enfant de toi. » Elle scruta son visage. « Avec le temps, tu te serais mis à penser davantage à elle et moins à moi.
- Non.» D'une main marbrée, il étreignit celle de sa femme. «Elle n'a été, à tous points de vue, qu'une tocade et, quand bien même j'aurais été au courant pour l'enfant, cela n'aurait fait aucune différence. Je n'ai jamais aimé que toi. » Ses yeux se mouillèrent. «De toute façon, ma chérie, je pense que ta première réaction était la bonne. Mathilda a probablement tué le bébé. On ne peut pas se fier à ce qu'elle a dit. Elle n'arrêtait pas de fabuler.
- Sauf qu'elle a laissé son argent à Sarah, répliqua aussitôt Jane, et l'inspecteur Cooper prétend que l'enfant était une fille. Suppose que Sarah...?» Elle s'interrompit et lui pressa tendrement la main. «Il n'est jamais trop tard, Paul. Crois-tu que ce serait très gênant, de poser discrètement quelques questions ? »
Il détourna son regard du visage anxieux de sa femme et, tout comme Cooper un peu plus tôt, se mit à méditer sur les caprices du destin. Toute sa vie, il s'était cru sans enfants, et voilà qu'à soixante-dix ans, il s'entendait dire par Jane qu'il était père. Mais de qui? D'un fils? D'une fille? Ou Mathilda avait-elle menti là-dessus comme sur le reste ? Pour sa part, cela n'avait guère d'importance - il s'était depuis longtemps habitué à l'idée de ne pas avoir d'enfants - mais, s'agissant de Jane, Mathilda serait toujours comme une ombre immense et inquiétante. Rien ne garantissait que Sarah Blakeney fût sa fille, ni même que l'enfant, s'il existait réellement, verrait avec plaisir l'intrusion de parents dans son existence, et il ne pouvait accepter que Jane soit à nouveau déçue dans ses espérances comme elle l'avait été par la façon dont il l'avait trompée. En fin de compte, l'illusion du bonheur n'était-elle pas préférable à l'horrible certitude de voir un jour sa confiance trahie ?
« Il faut que tu me promettes de ne rien dire. » Il renversa la tête sur le dossier du fauteuil et respira avec peine. «Si je suis son père, Mathilda ne lui en a rien dit, ou, certainement, elle serait venue ici de sa propre initiative.» Ses yeux se remplirent de larmes. «Elle a déjà un père qui l'aime, et qui l'a élevée de façon remarquable... oui, remarquable. Ne l'oblige pas à choisir, ma chérie. Ce genre d'épreuve est si pénible. »
Jane caressa les cheveux de plus en plus clairsemés de son mari.
«Peut-être, après tout, vaut-il mieux que certains secrets le restent à jamais. Ne pouvons-nous partager celui-ci et rêver de temps à autre ? »
Avec sa sagesse et sa générosité coutumières, il lui arrivait de songer, en de rares occasions il est vrai, que les fourberies de Mathilda leur avaient permis de se connaître davantage. Au fond, songea-t-elle, il y a dans tout cela moins de raisons de se lamenter que de se réjouir.
Joanna était assise à la place favorite de Mathilda, dans le fauteuil à haut dossier, face à la porte-fenêtre. La tête légèrement inclinée, elle regardait l'inspecteur Cooper.
«Le docteur Blakeney est au courant de ce que vous me dites?
- Non. Je préférais que l'idée vienne de vous. Que vous lui proposiez de renoncer à vos droits sur l'héritage si elle accepte d'honorer les engagements pris par votre mère dans sa lettre à Ruth. Ce serait une bonne façon de régler les choses, Mrs Lascelles. Il est dans votre intérêt, comme dans celui de chacun, d'en terminer avec cette triste affaire. Vous pourrez ensuite retourner à Londres où vous avez votre vie.
- C'est à coup sûr celui du docteur Blakeney, mais non le mien.
- Je pensais surtout à Ruth. Elle est encore très jeune et la mort de sa grand-mère l'a affectée beaucoup plus que vous ne semblez le croire. Aussi serait-il... - il chercha un terme - charitable de votre part de conclure un accord amiable plutôt que de provoquer une bataille juridique longue et éprouvante. Qui plus est, les avocats ont la fâcheuse habitude d'exhumer des détails dont on aimerait mieux ne pas se souvenir. »
Elle se leva.
«Je ne tiens pas à en discuter davantage, inspecteur. Ce problème ne vous concerne pas. » Son regard se durcit de façon déplaisante. «Tout comme ma mère, vous vous êtes laissé envoûter par les Blakeney et, pour cette seule raison, je ne conclurai aucun accord amiable avec eux. Je n'arrive toujours pas à comprendre que vous n'ayez pas inculpé Jack Blakeney de tentative de meurtre, ni, du reste, Ruth de vol et je veillerai à ce que mon avocat demande à votre supérieur de s'expliquer sur ces deux points. Il est parfaitement clair pour moi que le docteur Blakeney, habilement secondée par ma fille, se sert de vous et de son mari pour me contraindre à quitter cette maison afin d'en prendre possession après mon départ. Je n'ai pas l'intention de lui donner cette satisfaction. Plus j'y resterai, meilleure sera ma position pour la revendiquer. »
Cooper émit un gloussement.
«Avez-vous seulement un avocat, Mrs Lascelles? J'espère que non, parce que, si c'est le genre de conseils qu'il vous donne, vous êtes en train de gaspiller votre argent. » Il pointa un doigt vers le fauteuil. « Asseyez-vous, ordonna-t-il, et soyez reconnaissante à votre fille et aux Blakeney que je ne vous ai pas bouclée pour possession d'héroïne. Ce n'est pas l'envie qui m'en a manqué, croyez-le bien, mais, comme je viens de vous le dire, il est dans l'intérêt de chacun, et pas seulement du vôtre, que vous disparaissiez de la région. Je devrais, normalement, informer de ce que je sais la police londonienne, mais je ne le ferai pas. Ils l'apprendront bien assez vite, car, même avec la somme que vous paiera le docteur Blakeney, vous n'arriverez pas à vous en tirer. C'en est fini des chèques mensuels, Mrs Lascelles, et vous n'avez plus de vieille dame à terroriser. Que lui faisiez-vous pour l'obliger à cracher ? »
Elle regarda par la fenêtre et fut un long moment avant de répondre.
«Rien. Ce n'était pas nécessaire. Il me suffisait d'être sa fille. Elle prétendait que nous nous ressemblions trait pour trait et c'est de cela qu'elle avait peur.
- Je ne comprends pas. »
Elle se tourna vers lui et le fixa de son regard étrangement perçant.
«Je l'ai vue tuer son père. Elle était terrifiée à l'idée que je puisse lui en faire autant.
- L'auriez-vous fait?»
Elle sourit soudain et il fut frappé par sa beauté.
«Tout comme Hamlet, je ne suis folle que par vent de noroît. Croyez-le ou non, j'ai toujours eu plus peur qu'elle ne me tue. Je dors nettement mieux depuis quelque temps.
- Retournerez-vous à Londres?»
Elle eut un haussement d'épaules.
«Bien entendu. Quand on est fatigué de Londres, c'est qu'on est fatigué de l'existence. Avez-vous lu Samuel Johnson, inspecteur? Il vaut largement Shakespeare.
- Je le lirai, Mrs Lascelles.»
Elle se tourna de nouveau vers la fenêtre d'où l'on avait une vue splendide sur le cèdre du Liban qui se dressait au milieu du jardin.
«Je suppose que, si je me bagarre avec le docteur Blakeney, vous informerez vos collègues de Londres de ce que vous savez.
- Je le crains. »
Elle eut un rire étouffé.
«Ma mère était une experte en matière de chantage. Dommage que vous ne l'ayez pas connue. Est-ce que les Blakeney prendront soin de Ruth? Je ne voudrais pas qu'elle crève de faim. »
Une déclaration qui, de sa part, pensa Cooper, devait constituer un témoignage d'affection tout à fait exceptionnel.
« À court terme, ils la garderont sans doute chez eux. »
(« Ruth aura besoin de tout notre soutien, avait déclaré Sarah, y compris du vôtre, Cooper, si elle se fait avorter et dépose au procès de Dave Hughes - Et si Hughes est acquitté ? » avait demandé Cooper. - Il ne le sera pas, avait répondu Sarah d'un ton catégorique. Trois autres filles ont accepté de déposer contre lui. Les femmes sont pleines de courage, vous savez, quand elles n'ont pas le couteau sous la gorge.»)
«Et à long terme ? interrogea Joanna.
- Dans l'hypothèse où le testament ne serait pas contesté, le docteur Blakeney établira à son bénéfice un fidéicommis en même temps qu'elle vous versera l'argent que votre mère avait l'intention de vous donner.
- Vendra-t-elle le jardin pour cela ?
- Je l'ignore. Elle m'a dit ce matin que Cedar House ferait une jolie maison de retraite.»
Joanna étreignit ses bras.
«Ma mère doit se retourner dans sa tombe à l'idée que les vieilles biques de Fontwell pourraient se goberger à ses frais. Elle ne pouvait pas les encaisser.»
Cooper sourit intérieurement. De fait, la chose ne manquait pas d'ironie, surtout si l'on songeait que la pauvre Violette Orloff, seule et désemparée, serait probablement la première pensionnaire.
Debout devant son chevalet, Jack mettait la touche finale au portrait de Joanna. Il jeta un regard en biais à Sarah. Le front appuyé à la fenêtre, celle-ci contemplait, le regard vague, les bois qui s'étendaient au loin.
«Qu'y a-t-il?» demanda-t-il au bout d'un moment.
Elle se tourna vers lui.
« Pardon ?
- À quoi penses-tu?
- Oh, à rien. Enfin... - elle secoua la tête, non, à rien.
- C'est ta nouvelle vie de famille qui te produit cet effet ? » prononça-t-il sans son ironie coutumière.
Elle s'avança au milieu de la pièce et considéra fixement le tableau représentant Mathilda.
«Peut-être, oui. Mais ne t'inquiète pas. Je n'ai aucune envie d'augmenter l'effectif. Avoir des enfants est un jeu de dupes. Cela ne procure guère que des maux de tête et, franchement, j'aime encore mieux ne pas courir ce risque.
- Dommage, murmura-t-il en rinçant son pinceau dans l'essence de térébenthine et en l'essuyant avec un torchon. Je commençais à me faire à cette perspective. »
Elle s'efforça de garder un ton désinvolte.
«Je veux bien que tu plaisantes sur un tas de choses, Jack, mais pas celle-là. Sally Bennedict t'a ôté toute crédibilité sur le sujet en supprimant ta petite bévue.»
Il avait l'air méditatif.
«Dis-moi, est-ce parce que je suis un homme que tu me parles ainsi ou comptes-tu faire le même reproche à Ruth tout au long des années à venir?
- Dans son cas, c'est différent.
- Vraiment ? Je ne vois pas en quoi.
- Elle ne trompait pas un mari avec un amant, maugréa-t-elle, les dents serrées.
- Alors il ne s'agit pas d'enfants, Sarah, ni de mon droit ou non à changer d'avis, mais d'infidélité. Deux choses totalement distinctes.
- Peut-être pour toi, mais pas pour moi. S'engager vis-à-vis de quelqu'un n'est pas différent de s'engager vis-à-vis de ce qu'on croit. Si tu ne voulais pas mettre ta femme enceinte, qu'avais tu besoin d'engrosser ta maîtresse ? » Ses joues s'empourprèrent et elle se détourna brusquement. «Enfin, laissons là le passé. Je ne veux pas en discuter davantage.
- Pourquoi pas ? J'en serais ravi, au contraire. » Il joignit ses mains derrière la tête et sourit en direction du dos raide de Sarah. «TU as passé ces derniers mois à m'en faire baver. TU m'as arraché à Londres sans même me demander mon avis. Tu m'as parachuté dans ce bled paumé pour me punir d'être, selon toi, un mari infect.» Il plissa les yeux. «J'ai dû supporter que Cock Robin raille ma cuisine, te fasse les yeux doux et me traite comme une bête puante. Accepter qu'un tas de demeurés démolissent ma peinture sous prétexte que je n'étais bon à rien d'autre qu'à vivre aux crochets de ma femme. Et, pour couronner le tout, il m'a fallu subir les sermons de Keith Smollett chantant tes éloges. Pendant tout ce temps, une seule personne m'a traité comme un être humain, et c'est Mathilda. Sans elle, je t'aurais plaquée au mois de septembre en te laissant mariner dans ton autosatisfaction. »
Elle revint vers lui.
«Pourquoi ne l'as-tu pas fait?
- Parce que, comme elle n'a pas cessé de me le rappeler, je suis ton mari, grommela-t-il. Bon sang, Sarah, si je ne croyais pas que cela en valait la peine, pourquoi t'aurais-je épousée ? Je n'y étais pas forcé, grands dieux ! Personne ne m'a mis un revolver sur la tempe. Je le désirais.
- Alors pourquoi...?» Elle n'en dit pas plus.
«Ai-je mis Sally enceinte? Du pur blabla! Je n'ai même jamais couché avec cette sale petite garce. Elle m'a demandé de peindre son portrait parce qu'elle pensait que j'allais faire un tabac après cette première et unique vente conclue avec le marchand de Bond Street.» Il laissa échapper un ricanement. « Elle espérait accrocher son wagon à une locomotive, comme pour toutes les étoiles montantes qu'elle a croisées sur son chemin. Je ne me suis bien sûr pas privé de le mettre dans le tableau en la représentant comme un total parasite nourrissant des rêves de grandeur. Depuis, elle m'en veut à mort. Si tu m'avais seulement dit qu'elle m'accusait d'être le père de son enfant, j'aurais tout de suite démenti, mais tu n'avais pas assez confiance en moi pour m'en parler.» Sa voix se durcit. «Tu as préféré la croire, alors même qu'elle ne t'inspirait que du mépris.
- Elle s'est montrée très convaincante.
- Pour ça, oui ! rugit-il. C'est une sacrée comédienne, et j'en sais quelque chose. Quand te décideras-tu à ouvrir les yeux et à voir les gens tels qu'ils sont, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs forces et leurs faiblesses? Nom d'un chien, si tu pensais que je t'avais trompée, tu n'avais qu'à piquer une crise, me crever les yeux, me couper les roustons... ce que tu aurais voulu.» Sa voix s'adoucit. «TU ne m'aimes donc pas assez pour me haïr, Sarah?
- Espèce d'ignoble individu! fit-elle en se retournant et en le toisant de bas en haut, les yeux étincelants. Tu ne sauras jamais combien j'ai souffert.
- Et tu as le toupet de me reprocher mon égocentrisme ! Tu crois peut-être que je n'ai pas souffert ?
- Dans ton cas, le remède est facile à trouver.
- Pas du tout.
- Mais si.
- Comment ça?
- Un petit massage pour calmer les crampes et un baiser pour tout arranger.
- Ma foi, fit-il d'une voix songeuse, c'est un bon début.
Mais n'oublie pas que le mal est chronique et nécessite des applications répétées. Je ne tiens pas à faire une rechute.
- Tu ne t'en tireras pas à si bon compte. »
Il l'observa entre ses paupières mi-closes.
«Je me disais bien que c'était trop beau pour être vrai. Combien ? »
Elle lui donna une tape sur la joue.
«Quelques renseignements, pas plus. Pourquoi Mathilda s'est-elle disputée avec Jane Marriott le matin du jour où elle est morte ? Pourquoi Mathilda a-t-elle pleuré quand tu lui as montré le portrait? Enfin, pourquoi m'a-t-elle légué son argent ? Les trois questions sont liées, je le sais, Jack, et je sais aussi que Cooper possède la clé de l'énigme. Je l'ai lu dans ses yeux hier soir.
- Pas de massage si tu n'as pas la réponse, je présume.
- Pas en ce qui te concerne. Je m'adresserai à Cooper. L'un de vous deux finira bien par me le dire.
- Tu veux donc le tuer, le pauvre vieux ! À peine lui auras-tu frôlé la main qu'il tombera en syncope.» Il l'attira sur ses genoux. «Si je te le dis, cela ne facilitera pas les choses. En fait, cela risque même de les aggraver. Je te connais trop bien.» Ses tourments actuels n'étaient rien, pensa-t-il, comparés à ceux qui l'attendaient à l'idée d'avoir par mégarde incité Mathilda à croire qu'elle avait été adoptée. Et qu'arriverait-il avec Jane Marriott? Nul doute que Sarah se sentirait obligée de lui dire la vérité, blessant ainsi la pauvre femme par un surcroît d'honnêteté. «J'ai promis le secret à Mathilda, Sarah. Je n'ai pas envie de manquer à ma parole.
- Tu l'as déjà fait en mettant Cooper au courant, rétorqua-t-elle.
- Je sais et je n'en suis pas fier, pas plus que d'avoir trahi mes engagements envers Ruth. » Il poussa un soupir. « Mais je n'avais pas d'autre solution. Le commissaire et lui étaient convaincus que le testament constituait le mobile du meurtre de Mathilda et j'ai dû leur expliquer pourquoi elle l'avait rédigé ainsi. »
Sarah considéra le portrait de la vieille dame.
« Pour payer son passage à l'immortalité et parce qu'elle ne pouvait compter ni sur Joanna ni sur Ruth pour en acquitter le prix. Celles-ci auraient dilapidé ses biens, alors qu'elle se fiait à moi pour réaliser ce "quelque chose qui serve sa mémoire".» Il y avait comme de l'amertume dans sa voix, se dit Jack. « Elle me connaissait suffisamment pour savoir que je n'aurais pas utilisé l'héritage à mon profit, que j'aurais eu trop conscience de ne pas y avoir droit.
- Elle n'était pas aussi cynique, Sarah. Elle avait de l'affection pour toi et ne s'en cachait pas. »
Mais Sarah continua à observer le portrait.
«Tu ne m'as toujours pas expliqué, dit-elle subitement, pourquoi tu étais allé passer ce week-end avec Sally ? » Elle se tourna vers lui. «C'était un mensonge, n'est-ce pas? Tu es allé ailleurs. » Elle posa ses mains sur les épaules de Jack. « Où ça ? » Comme il ne répondait pas, elle le secoua. « Cela avait un rapport avec les pleurs de Mathilda et, sans doute aussi, avec le testament, même si tu en ignorais alors l'existence.» Il entendait presque bourdonner ses neurones. «Et, de toute façon, cela nécessitait que tu sois absent ce week-end-là et que je ne sache pas où tu te trouvais.» Elle le regarda dans les yeux. « Pourtant, elle devait se dire qu'elle en avait encore pour au moins vingt ans à vivre, aussi pourquoi t'aurait-elle confié quelque chose qui n'aurait de réelle importance qu'après sa mort ?
- Elle n'en avait pas l'intention. Elle l'a fait contre son gré. » Il poussa un soupir. Tôt ou tard, il s'en rendait compte, Sarah apprendrait qu'il avait rendu visite à son père et pourquoi. « Une année environ après la naissance de Joanna, elle a eu avec Paul Marriott une seconde fille qu'elle a abandonnée. Pour toutes sortes de raisons, elle pensait que cette fille qu'elle avait perdue c'était toi et elle m'a avoué avoir modifié en ta faveur son testament. » Il se força à sourire. «Sur le coup, j'en ai été tellement ahuri que je n'ai pas su quelle attitude prendre. Me taire et te laisser hériter à tort ? Ou bien lui dire la vérité et briser ses illusions? J'ai préféré attendre, avant de me décider, d'avoir vu ton père et de savoir s'il ne possédait pas des pièces que je pourrais lui montrer. » Il secoua la tête d'un air ironique. « Mais, quand je suis revenu, Mathilda avait été assassinée, les flics s'évertuaient à trouver un mobile et j'étais seul à savoir qu'elle t'avait légué sa fortune. Un vrai cauchemar ! Tout ce que je voyais, c'était que toi et moi serions arrêtés pour complicité de meurtre si je ne la bouclais pas. En effet, rien ne prouvait que je ne t'avais pas informée du contenu du testament et tu n'avais aucun alibi. » Il eut un petit rire. « Et voilà que, brusquement, tu m'as signifié mon congé et je me suis dit que le mieux à faire était de m'y cramponner à deux mains et de te laisser croire que j'étais la dernière des ordures. Tu semblais si indignée que, pour une fois, tu n'as même pas essayé de dissimuler tes sentiments, au point que Cooper a été totalement convaincu de ta sincérité. Qu'il s'agisse de la surprise que t'avait causée la lecture du testament ou de ton absolue certitude que je n'aurais pas pu peindre le portrait de Mathilda sans que tu sois au courant. » Il se remit à rire. « De sorte que tu nous a tirés d'affaire sans le savoir.
- Grâce au ciel ! fit-elle d'un ton acerbe. Que se serait-il passé si je t'avais sauté dans les bras ? »
Jack arbora un sourire malicieux.
«Eh bien, à tout hasard, j'avais prévu d'aller m'installer chez Joanna. Elle est plutôt sexy et cela ne pouvait que te rendre jalouse.
- Tu parles ! » Elle ne précisa pas si cette dénégation s'appliquait au physique de Joanna ou à sa propre jalousie. «Mathilda a-t-elle dit à Jane qu'elle avait eu un enfant de Paul? Est-ce pour cela qu'elles se sont disputées?»
Il acquiesça.
«À part qu'elle lui a raconté qu'il s'agissait d'un garçon.»
Ce fut au tour de Sarah de pousser un soupir.
«Alors cela ne m'étonnerait pas que ce soit entièrement faux. Elle a très bien pu inventer cette histoire d'enfant comme elle a inventé celle du suicide de son oncle - elle eut un haussement d'épaules - ou avorter, ou encore étouffer son malheureux rejeton. À mon avis, elle n'a pas hésité à ressortir cette fable pour disposer d'une héritière culpabilisée et perplexe qui serait après sa mort comme une marionnette dont elle continuerait à tirer les ficelles.» Elle se retourna pour examiner encore une fois le portrait. « Elle a usé et abusé de nous tous, d'une manière ou d'une autre, et j'en ai assez de me faire manipuler. Qu'est-ce que je dis à Jane et à Paul s'ils me demandent pourquoi elle m'a légué son argent ?
- Rien, répondit-il simplement. Pour la bonne raison que ce n'est pas ton secret, Sarah, mais le mien. En réalité, Duncan lui a rendu un fier service en détruisant ses carnets. Cela te laisse libre de lui édifier le mémorial que tu voudras. Dans dix ans, Fontwell ne verra plus en elle qu'une généreuse bienfaitrice, parce qu'il ne subsistera aucune preuve du contraire.» Il lui entoura le visage de ses mains. «Ne l'abandonne pas maintenant, mon cœur. En dépit du reste, elle t'a choisie pour assurer son salut.
- C'est à toi qu'aurait dû revenir cette tâche, Jack. Tu es probablement la personne qu'elle a le plus aimée dans sa vie. » Ses yeux se mouillèrent. « Mérite-t-elle vraiment qu'on l'admire?»
Du bout du doigt, il effleura les larmes de la jeune femme.
«Elle mérite au moins un peu de pitié, Sarah. En fin de compte, n'est-ce pas le minimum auquel nous avons tous droit?»
Ceci est le journal de Mathilda Béryl Cavendish. Il contient mon histoire et est destiné à être lu à ma mort. Celui qui le trouvera devra le remettre à la police pour que père soit pendu. Aujourd'hui, il m'a fait faire de vilaines choses et, quand j'ai menacé d'en parler au pasteur, il m'a enfermée dans le cagibi avec la muselière sur la tête. Je saignais. Il pleure beaucoup et n'arrête pas de répéter que c'est la faute de mère, que rien ne serait arrivé si elle n'était pas morte. Moi aussi, je pense que c'est la faute de mère.
Hier, c'était mon anniversaire. Père prétend que je suis assez âgée et qu'elle n'aurait rien dit. Elle connaissait les besoins des hommes. Il ne faut en parler à personne, sinon il me mettra la muselière et cela ne s'arrêtera jamais
Si mère n'avait pas fait de telles choses, père ne me les ferait pas non plus Je n'ai que dix ans.
JE LA DÉTESTE! JE LA DÉTESTE! JE LA DÉTESTE..